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2main par Sylvaine Perret-Gentil

Dernière mise à jour : 2 mars 2021


Le jour où ils ont découvert l'autre monde, Léonard et Leïa avaient neuf et onze ans. Ce fut le lendemain de l'accident. La veille, leur père était rentré vers 21h30. Ils avaient terminé leurs devoirs depuis longtemps. B8Home, le robot domestique avait sélectionné quelques programmes interactifs sur leur tablette pour les faire patienter. Il leur avait réchauffé un repas congelé, puis avait surveillé leur bain. Il était sur le point de les envoyer au lit quand Monsieur Jaspen arriva.

Les Jaspen habitaient la banlieue verte de NéoUrba. Avec ses quelques milliers de pavillons, l’agglomération était bien protégée par des caméras de surveillance avec détection de mouvements. Aucun besoin de véhicules, car elle était desservie par des bus autonomes qui permettaient de se rendre au centre-ville, à l'école, au supermarché, à la place de jeux, ainsi qu’à à la piscine. Il y avait un lac, à quelques kilomètres, avec une plage, des roseaux et de beaux arbres, mais les habitants du quartier n'y mettaient pas les pieds de crainte d'attraper de méchantes bactéries. Ils préféraient la piscine, qui était désinfectée quotidiennement. La banlieue était verte grâce aux nouveaux bosquets fleurissant toute l’année et ornant les carrefours, ainsi qu'au sapin qui trônait au milieu de la place de jeux et que l'on décorait à chaque Noël.

Tous les foyers avaient un robot ménager. Certaines familles avaient aussi un humanoïde domestique pour s’occuper des enfants. Chaque pavillon avait son chien, pas un chien vivant, car il fait des crottes partout, mais un robot. Chez Léonard et Leïa, le chien s’appelait Foxtrot, car il ne marchait pas droit et sautillait à cause d’un défaut de programmation, qui avait valu un rabais sur son prix d’achat. Les Jaspen travaillaient tous deux à temps plein, lui dans la maintenance informatique, elle à la télésurveillance des rues. En dehors de l’école, les enfants étaient pris en charge par B8Home qui surveillait devoirs et activités sportives.

Pendant leur temps libre, ils utilisaient des jeux vidéo ou avaient recours à des visio-games avec leurs copains d’école, un moyen de faire jouer les enfants ensemble sans l’inconvénient de les déplacer. Comme leurs voisins, les Jaspen ne voyageaient pas. Ils n’en ressentaient pas le désir, puisqu’ils avaient tout ce qui suffisait à leur bonheur sur place. Et puis, voyager n’était pas sûr pour la santé.

L’accident fit l’effet d’une bombe dans ce monde bien rôdé. Pour la première fois depuis leur mise en fonction, l’un des bus autonomes connut une défaillance technique. Son horloge interne n’était plus connectée à l’horloge de référence des transports. Personne ne s’en aperçut avant sa mise en circulation à 17h00. Du coup, il s’encastra dans le camion-poubelles qui traversait le carrefour. Madame Jaspen se trouvait à l’avant du bus. Elle souffrit de multiples fractures qui l’immobilisèrent à l’hôpital pour un mois. Quand Monsieur Jaspen rentra à la maison le soir de l’accident, il expliqua la situation à ses enfants. Impossible pour lui d’assurer assez de présence pour eux. Impossible de compter sur B8Home qui rendait bien des services, mais n’était pas assez autonome. Il fallait donc trouver très rapidement une solution de garde jusqu’au retour de leur mère.

C’est alors que, le lendemain matin, après une nuit d’intense réflexion et au désespoir de trouver une solution meilleure pour ses chers enfants, Monsieur Jaspen contacta Rodolphe et Murielle. Rendez-vous fut pris au terminus du bus non-autonome qui menait à Saint-Mont-du-Cratère, pour le soir même. Là, Rodolphe les attendit. Le cœur gros, Monsieur Jaspen embrassa ses enfants. Il n’avait guère eu le temps de les avertir de tous les dangers qui les attendait ici et de les prévenir de faire bien attention à eux !

Saint-Mont-du Cratère était un bourg encore hors d’atteinte des antennes 5G. Pas de connectivité, pas de caméras de surveillance, pas de transports autonomes, seulement des bicyclettes, des scooters et quelques voitures fonctionnant au bioéthanol. La majorité de ses habitants étaient des artisans, poussés hors des villes par les grandes enseignes industrielles de l’alimentation, de l’ameublement, du jouet ou du prêt-à-porter. Boulangers et pâtissiers, fromagers, horticulteurs, menuisiers et ébénistes, tailleurs et couturiers, maroquiniers, chapeliers, mécaniciens, sculpteurs et graveurs, ferronniers d’art, horlogers, sertisseurs, maîtres verrier, tapissiers, céramistes … tous ces survivants, que l’industrie et la robotique n’avaient pas engloutis, s’étaient finalement établis là où ils pourraient laisser libre-cours à leur créativité.

Là, c’était Saint-Mont-du-Cratère et un autre bourg, Fons-du-Ciel, que l’on traversait en suivant la petite route ombragée qui faisait le tour du lac, digne remplaçant scintillant d’un ancien volcan. Chaque bourg avait sa devise, « La main est l’instrument des instruments » Aristote, fièrement gravée sur la pierre pour l’un et « La main est la partie visible du cerveau » Kant, écrite de lettres en fer forgé pour l’autre.

Rodolphe et Murielle, grands oncle et tante de Madame Jaspen, avaient soixante-dix ans passés. Ils vivaient simplement, mais très confortablement, dans un ancien corps de ferme bien rénové, avec une cheminée et une ancienne cuisinière à bois. Ils cultivaient un grand potager. Ils avaient deux chats câlins, un chien fidèle, un coq bruyant et cinq poules curieuses. Dans l’ancienne grange à foin, ils avaient installé leur atelier. Murielle travaillait le cuir. Elle créait des sacs et des bottes. Rodolphe était ébéniste. Il connaissait tous les bois. Il était spécialisé dans la restauration de meubles anciens.

C’est en arrivant chez eux ce soir de la fin octobre, un peu impressionnés et frissonnant, que Léonard et Leïa découvrirent l’autre monde. Celui des bûches qui crépitent dans la cheminée, celui du pot-au-feu qui mijote dans la marmite et qui sent bon, celui des animaux qui jappent, miaulent et caquètent, celui des outils, formes et couleurs, du toucher et des odeurs, celui du beau et de l’amour du travail bien fait, celui des baignades dans le lac, du soleil sur la peau, de la mousse et des champignons dans les bois.

« C’est avec vos mains que vous deviendrez intelligents et sages ! » s’exclamait Rodolphe en riant, lorsqu’il regardait les enfants raboter, poncer et vernir un petit morceau de bois. « Il faut sentir avec ses mains » leur chuchotait-il à l’oreille quand ils se concentraient en silence sur un bricolage, « car c’est avec vos mains que vous apprendrez le monde, le monde qui vit et le monde qui a du sens ! ».

Après un mois d’intenses découvertes, Leïa et Léonard rentrèrent à la maison et furent très heureux de retrouver leur mère. Leurs parents furent soulagés, après la visite médicale, d’entendre le médecin confirmer qu’ils n’avaient attrapé aucun parasite dans cet environnement sanitaire peu recommandable. Au moins l’école ne refuserait-elle pas de les reprendre. Ils remercièrent chaleureusement Rodolphe et Murielle, mais espérèrent secrètement ne pas avoir à leur confier leurs enfants une nouvelle fois. Peu importe ! Pour Léonard et Leïa, la brèche était ouverte. Ils connurent l’autre monde.

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