La Nouvelle-Zélande se dote d’une législation sans précédent pour interdire la cigarette sur tout son territoire. Toute personne née après 2004 ne pourra jamais avoir accès au tabac. Pour ceux qui sont nés avant, la législation prévoit la réduction des points de vente, la réduction du taux de nicotine et l’interdiction des filtres dans les cigarettes, ainsi qu’un prix minimum du tabac. La cheffe de l’État et son gouvernement seraient particulièrement inquiets, nous dit-on, du taux de tabagisme très élevé chez les Maoris, qui meurent davantage du cancer que les Pakeha, nom donné aux habitants d’origine européenne. Ce serait donc la protection de la santé des citoyens, mais des autochtones, surtout, qui les préoccuperait à ce point.
A première vue, l’intention de protéger les gens contre eux-mêmes et leur incapacité à prendre soin de leur santé pourrait être louable, quoique les mesures particulièrement radicales adoptées paraissent très discutables. En arrière-fond, pourtant, on ne peut s’empêcher de noter que l’interdiction est retorse. Camouflée sous sa couverture sanitaire, elle n’est rien d’autre qu’une pauvre tentative de corriger la triste et honteuse réalité des statistiques, qui démontrent que l’on meure bien plus et bien plus jeune chez les Maoris que chez les Pakeha. Ceux-ci, vivant dans un pays dominé par les colons blancs, ont une espérance de vie faible. Pourquoi ? Parce qu’ils sont plus pauvres, moins bien logés, moins bien soignés, plus défavorisés et moins aidés. Deux chercheurs, Blakely et Robson ont publié, à partir de 2003, trois rapports qui établissent de manière irréfutable un lien direct entre la mortalité des Maoris et l’augmentation massive du chômage en Nouvelle-Zélande depuis la fin des années 1980. Emploi, revenu, éducation, logement, accès à un véhicule et situation de la communauté : les Maoris, qui rencontrent des difficultés dans chacun de ces domaines, sont nettement plus exposés au risque de tomber malades. Selon ces chercheurs, ils meurent davantage parce qu’ils sont victimes de cent septante-cinq ans d’un processus historique et social, la colonisation et la discrimination, qui les a systématiquement désavantagés.
La situation des Maoris se laisse aisément comparer avec celle des Native Americans dans les réserves des États-Unis, qui se heurtent exactement aux mêmes obstacles créés par l’homme blanc. Pour le bien des Indiens, dit-on, l’alcool est interdit dans la plupart des réserves du pays. Ceux qui n’ont pas les moyens de se déplacer pour en acheter boivent du désinfectant pour les mains ou du bain de bouche. Probablement, les Maoris trouveront une parade aussi dangereuse pour eux si le tabac n’est plus accessible. Les prohibitions sont le meilleur moyen de développer un marché noir qui profite à des filous, si ce n’est au grand banditisme, et des transferts de consommation sur des substituts qui sont bien plus dangereux que le produit initialement visé. Un gouvernement comme celui de la Nouvelle-Zélande ne peut pas l’ignorer. Interdire purement et simplement un produit sans s’intéresser au problème de fond qui provoque sa consommation excessive est dictatorial et dénie toute forme d’humanité au gouvernement qui prend la mesure.
La question maorie mise à part, est-ce là ce que l’on attend d’un gouvernement et, en l’occurrence, d’une cheffe de gouvernement ? A notre époque où l’alimentation saine, le jeune intermittent, l’exercice physique, la méditation, le yoga deviennent les marchés extrêmement lucratifs du bien-être et de la zénitude, la mesure néo-zélandaise a de quoi faire frémir. Jusqu’où ira-t-on pour nous obliger à nous soumettre à la nouvelle injonction de la santé à tout prix, pour nous discipliner, nous dicter nos comportements ? A notre époque où les injonctions sanitaires s’enchaînent à cause de l’épidémie, une mesure comme l’interdiction totale du tabac dans un pays fait couler vraiment très peu d’encre. Est-ce parce que la cheffe de l’État néo-zélandais est devenue une sorte de mascotte internationale, super-mama parfaite et intouchable, ou serait-ce que notre degré de tolérance face aux ingérences croissantes des injonctions gouvernementales dans nos vies privées recule à grands pas ? Souhaitons-nous vraiment que nos représentants politiques nous imposent toutes nos conduites ? Cela commence par l’interdiction du tabac, mais ensuite ? Les nécessités de protéger la santé des citoyens peuvent donner lieu à une pléthore de mesures.
Curieusement, plus les discours se renforcent sur le sujet, avec une mesure telle que l’interdiction du tabac comme alibi, plus les tentations et les risques sont présents, partout, dans les commerces et les foyers avec les activités en ligne, sans que l’on ne songe à intervenir pour ne pas froisser la croissance galopante des intérêts de l’économie. On ne songe ni à mettre un frein à l’industrie agroalimentaire concernant les quantités de sucre, de sel, de gras, d’additifs chimiques, de colorants dont on connaît les effets dévastateurs sur la santé, ni aux procédés des entreprises toutes-puissantes de la technologie s’agissant des addictions aux jeux et à la pornographie en ligne qui perturbent santé et mental, familles et finance domestique, ni à l’industrie lourde s’agissant des pollutions extrêmes qui tuent des millions de gens chaque année. A titre d’exemple, l’Inde est un pays où le diabète est un vrai fléau sanitaire. La moitié de la population en souffre. Pourtant, il est presqu’impossible de trouver un produit sans sucre ajouté dans un supermarché classique indien, à l’exception d’une gamme de produits pour diabétiques, qui ne sont pas à la portée des portemonnaies de la majorité des Indiens qui souffrent du diabète.
Culpabiliser les citoyens en faisant semblant de se préoccuper de leur santé est une politique facile. Empoigner la source des problèmes pour rétablir une cohérence et protéger leurs intérêts ne serait-il pas préférable ?
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