Oh mes amis, êtes-vous certains de vouloir lire cette histoire ? Vous pouvez fermer votre ordinateur portable ou poser votre téléphone. Ne songez même pas aller plus avant.
Vous êtes toujours là, je vois. Bon, vous avez été prévenus.
Daniel Lambert est né en 1770, dans la maison de ses parents à Blue Boar Lane, Leicester, dans une famille confortable qui travaillait au service de Harry Grey, le 4e comte de Stamford.
Deux ans plus tard, un homme appelé Tarrare vint aussi au monde. Apparemment, il serait né dans une famille de paysans quelque part près de Lyon. Sa date de naissance exacte ne nous est pas parvenue. Nous ne connaissons même pas son nom complet, juste Tarrare, et cela fera l’affaire.
Alors que Lambert devenait un homme fort, passionné par des sports comme la chasse à la loutre, la pêche au saumon, la chasse au lièvre et au cerf, les courses de chevaux rapides et l'élevage de chiens de valeur, Tarrare, lui, était contraint par ses parents à quitter le foyer familial, désespérés qu’ils étaient par le coût de son entretien, ne voyant pas comment nourrir l'adolescent ne serait-ce qu'un jour de plus.
Alors que Lambert mangeait sainement mais sans excès, et prenait malgré tout du poids, même en respirant, l'appétit de Tarrare était sans limite, avec des habitudes alimentaires carrément répugnantes. Pourtant il ne prenait pas un gramme.
À l'âge de vingt-et-un ans, Lambert, qui vivait confortablement, succéda à son père comme gardien à la prison de Bridewell, à Leicester. Loyal, il était très apprécié.
À l’inverse, Tararre menait une vie peu conventionnelle.
Expulsé de chez lui, le jeune homme, dont l'apparence à première vue était ordinaire, se retrouva seul et sans toit. Il s’acoquina alors à une troupe de théâtre composée de voleurs, d'escrocs et de belles de nuit, qui lui procurèrent néanmoins le gîte et le couvert. Pendant les spectacles, le public était dévalisé par ces pickpockets.
Tarrare était l’attraction vedette, un homme qui pouvait manger n'importe quoi.
Quelques années après son arrivée à Leicester, le poids de Lambert avait atteint le seuil des deux cents kilos. Il tenta de se consacrer à santé en faisant des activités de remise en forme. Il marchait parfois onze kilomètres d'un coup en devançant même ses compagnons. Comme il était très fort, il pouvait facilement soulever deux cent cinquante kilos, tout en étant malgré tout incroyablement agile et souple. Il enseignait même la natation, parvenant à "se maintenir à flot avec deux hommes adultes assis sur son dos".
Pendant ce temps, la vie de Tarrrare prenait un tour différent.
Une partie de l'attrait de son numéro avec la bande de voleurs était de manger ce qu'on lui lançait, ce qu'il faisait sans broncher, en consommant avec avidité des objets étranges comme des bouchons et des pierres, et des aliments plus évidents comme des pommes, bien qu'il en ait mangé un panier entier d'un seul coup. Un jour, Tarrare mangea quelque chose qui ne lui convint pas et fut hospitalisé brièvement et soigné à grand renfort de laxatifs.
Les problèmes de Lambert commencèrent lorsqu'il perdit son gagne-pain. Les prisons traditionnelles fermaient en faveur du travail forcé, et bien qu'il ait reçu une rente pour ses services exceptionnels à la prison de Bridewell, il se retrouva sans emploi. Même si la prime n'était pas négligeable, elle était néanmoins insuffisante pour couvrir ses frais courants. En raison de son immense corpulence, il était impossible pour lui de retrouver quelque chose et il sombra dans la dépression.
Tarrare, à l'inverse, toujours mince, avait rejoint l'Armée révolutionnaire française, où on lui donna quatre fois la ration alimentaire habituelle des soldats, ce qui ne suffisait guère à soulager sa faim inextinguible.
Et, là, je vous préviens à nouveau, rebroussez chemin maintenant, ou supportez d’apprendre la vérité.
Tarrare dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Il mangeait constamment les rations des autres soldats en échange d'un service, et ramassait même les déchets alimentaires dans les tas d'excréments et les terriers autour du camp et derrière le mess. Il allait jusqu'à s'introduire chez l'apothicaire pour manger des cataplasmes. Cette faim insatiable fut la cause de sa dégénérescence physique.
Bien que terriblement timide, Lambert comprit vite que s'exposer pour être reluqué était le seul moyen pour lui d’assurer un revenu décent. Il déménagea donc, en 1806 à Londres, au 53 Piccadilly, dans une voiture spécialement construite pour lui. Il demandait un shilling, soit environ cinq dollars en équivalent 2020, pour une visite.
Aux dires de tous, cette nouvelle activité se déroulait très bien et Lambert recevait avec beaucoup de grâce, car il partageait avec ses invités, pas moins de quatre cents visiteurs par jour, ses connaissances en matière de sport et d'élevage. Il était presque considéré comme de rigueur de se rendre chez lui, et de nombreuses personnes de la haute société londonienne faisaient le déplacement, sans que sa taille ou son poids ne soient jamais stigmatisants
Avant même que Lambert n’envisage d’aller à Londres, Tarrare lui, en raison de son étrange maladie, subissait des tests dans un hôpital militaire, sous la direction des docteurs Courville et Percy.
D'abord, on lui donna un repas assez ordinaire pour quinze personnes, et il mangea le tout, y compris deux énormes pâtés de viande, et but de nombreux bidons de lait. D'autres aliments n'étaient pas aussi appétissants, du moins pour nous.
Dernier avertissement, mes amis affamés. Ne continuez pas à lire.
On lui a donné un chat vivant.
Tarrare le déchiqueta avec les dents, but son sang et le mangea en entier, sauf les os, avant de vomir sa fourrure et sa peau. Après avoir fait un sort au chat, Tarrare avala des lézards et des chiots, et des serpents qui se révélèrent être ses mets préférés. Il engloutit ensuite une anguille entière et vivante, sans même la mâcher.
Lambert avait une mine plutôt pimpante. Il avait commencé à gagner beaucoup d'argent grâce à son activité londonienne, et un portrait de lui le montre bien habillé, dans des vêtements très grands mais très appropriés, pour un homme de son temps. Il n'avait rien d'inhabituel, si ce n'est sa taille qui, lorsqu'on l'a convaincu de se faire peser par des amis, s'est avérée être de trois cent vingt kilos, soit plus que le "plus lourd" précédent, Edward Bright, le "gros homme de Maldon", qui ne pesait que deux cent septante-neuf kilos.
Tarrare, à y regarder de plus près, était un peu bizarre. Les descriptions de son apparence sont assez cohérentes entre elles, notamment ses cheveux exceptionnellement doux et sa bouche incroyablement large qui, une fois ouverte, s'étendait comme une mâchoire de serpent et pouvait accueillir douze œufs à la fois. Ses joues étaient ridées et lâches. Sa bouche présentait deux autres bizarreries, une série de dents très tachées, et presque pas de lèvres du tout. En outre, sa peau tombait en vrac autour de son abdomen lorsqu'il n'avait pas mangé, et se gonflait comme un énorme ballon lorsqu'il était nourri. Il était chaud au toucher et constamment en sueur.
Cela devait être incroyablement inconfortable pour lui, bien qu'il n’exprimât pas grand-chose d'autre que le fait d'avoir toujours faim.
Mais le pire de tout, pour lui comme pour les autres, c'était peut-être son odeur, qui était si putride que " l’on ne pouvait pas se tenir à moins de vingt pas ", et c'était encore pire après qu'il ait mangé, quand des vapeurs s'élevaient alors qu'il rotait bruyamment. Après avoir terminé, il avait enfin presque toujours une diarrhée chronique, que l'on disait "fétide au-delà de toute conception".
Je vous avais prévenus.
De retour à Londres, Lambert attira l'attention de professionnels de la médecine, désireux de l'examiner pour déterminer les causes de sa prise de poids excessive. Ce qu'ils ont trouvé, en bref : rien !
Il semblait n'avoir aucun problème médical, il dormait huit heures complètes chaque nuit, ne ronflait jamais et se réveillait chaque jour en forme. Il pouvait marcher et chanter sans être essoufflé, et mangeait et buvait normalement. Il ne buvait pas d'alcool et, à l'exception d'un épaississement de la peau de ses jambes, ce à quoi il fallait s'attendre, il n'avait vraiment aucun problème de santé.
Tarrare, en revanche, en avait beaucoup.
Après une tentative ratée et infructueuse des généraux français de lui faire avaler une boîte contenant un message secret pour traverser les lignes ennemies pour "livrer" le communiqué, escapade qui se termina par sa capture et l'horreur d'une fausse exécution, Tarrare accepta un traitement pour tenter de résoudre son problème.
La prescription de laudanum du docteur Percy, puis le vinaigre de vin, les pilules de tabac et les œufs à la coque ne suffirent pas à le soulager. Tarrare fut souvent trouvé en train de récupérer des abats devant des boucheries ou de se battre avec des chiens errants sur de la charogne. Il fut surpris en train de boire le sang de patients en train de se faire saigner et de se régaler de cadavres à la morgue de l'hôpital.
Alors que Tarrare continuait à essayer des médicaments pour calmer sa faim, Lambert retourna dans son Leicester natal avec une bonne somme d'argent dans sa vaste poche, pour reprendre ses passe-temps favoris. Il revint en gentleman distingué, et la ville fut "heureuse de voir notre vieil ami, M. Daniel Lambert, en apparente bonne santé et de bonne humeur".
Il alterna tournées de collecte de fonds avec des courses de lévriers, une autre visite à Londres, l'élevage et le commerce de chiens, une brève visite de l'East Anglia, et un dernier arrêt à Stamford, où il avait l'intention de montrer son corps imposant aux habitants du Lincolnshire.
Le 21 juin 1809, il se réveilla à son heure habituelle, apparemment en très bonne santé et tomba rapidement raide mort.
La fin de vie mouvementée de Lambert contrasta fortement avec celle de Tarrare, pour qui les médecins ne trouvaient toujours pas de remède à son appétit insatiable. Son penchant pour la viande vivante ou récemment périmée était sans limite.
Il était toujours enfermé dans l'hôpital militaire, mais pas pour longtemps, car lorsqu'un enfant de quatorze mois disparut pour ne plus être revu, Tarrare fut soupçonné et, entre deux rots odorants et son estomac distendu, il fut chassé de l'institution et mis à l’écart.
Ce n'est que quatre ans plus tard que Percy fut rappelé au chevet de Tarrare, alors dans un hôpital de Versailles, pour tenter de lui retirer une fourchette en or, coincée dans son intestin depuis plusieurs années selon lui. Tarrare espérait que Percy pourrait retirer la fourchette, mais cela semblait à la fois improbable et inutile car l’homme souffrait d’une tuberculose à un stade avancé.
Après un mois de diarrhée incontrôlée, Tarrare mourut.
Le corps de Lambert n'a pas fait l'objet d'une autopsie, mais la cause la plus probable de sa mort est une embolie pulmonaire. Son corps s'est rapidement putréfié, et il fut enterré dans l'église St Martin de Stamford, où se trouve aujourd'hui une grande pierre tombale, témoin de sa taille prodigieuse et de son caractère généreux.
Mais ne partez pas si vite, car Tarrare eut droit à une autopsie superficielle. Alors que les médecins de l'hôpital refusaient de s'approcher du corps, un médecin nommé Tessier, se risqua à explorer cet homme anormal.
Lors de l'inspection, les médecins découvrirent que le gosier de Tarrare était anormalement large, et lorsqu'ils ouvrirent sa mâchoire, ils purent voir jusqu'à son estomac. Son corps était rempli de pus, et son estomac couvert de plaies ulcéreuses et suintantes, et occupait presque entièrement sa cavité abdominale.
Ils refermèrent rapidement Tarrare à cause de l'horrible puanteur qui émanait de lui. On ne lui connaît aucune pierre tombale ou enterrement.
Lambert fut honoré par des noms de pubs et des effigies en porcelaine. Ses vêtements furent chéris et vendus à prix fort aux enchères, et sa canne est exposée dans la cathédrale Saint-Paul. Charles Dickens l'a mentionné dans Nicholas Nickleby, et William Makepeace Thackeray parle de lui dans Vanity Fair. Son nom est entré dans le lexique anglais comme une manière de décrire quelque chose d'extrêmement grand. Il y a même eu une journée Daniel Lambert à Leicester, au cours de laquelle ils ont pu honorer leur natif le plus célèbre.
Tarrare n’a pas eu droit à de tels honneurs, lui dont la vie tourmentée n’a certainement pas été du gâteau.
Picture by Jan Kopriva
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