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Debilandia

Par Katia Elkaim


Le monde est mort…Pas mort, mort avec le cœur qui s’arrête de battre ou l’encéphalogramme plat, mais mort d’une manière plus déprimante encore, une mort vivante !

Tout a commencé quelques décennies plus tôt, lorsque l’humain a abdiqué son droit de créer, par pure paresse.

Je vous entends me dire que la paresse, bienfaitrice, a engendré le progrès. Quand il y a eu moins d’esclaves, nous avons inventé les machines de chantier, quand les femmes de la classe moyenne se sont mises à travailler, nous avons inventé l’aspirateur et lorsque leurs maris ont mis la main à la pâte, l’aspirateur autonome. La paresse donc est bénéfique, car elle est synonyme de progrès social. Moins de main d’œuvre lorsque la main d’œuvre devient plus chère et mieux payée.

La création aussi a bénéficié de notre incommensurable flemme… Finis les mélanges savants de pigments, bonjour les tubes de peinture. Fini la plume et l’encre, bonjour le stylo. Fini les innombrables pages raturées, bonjour le stylo correcteur. Fini le stylo correcteur, bonjour le traitement de texte.

Qui n’était pas favorable à ce qui simplifiait l’existence.

C’est d’ailleurs de cette manière que nous avait été présentée cette petite révolution. On nous disait : C’est un outil, pas bon ou mauvais, juste un outil : comme un marteau. Si tu ne sais pas l’utiliser, tu peux te taper sur les doigts ; si tu veux mal l’utiliser, tu peux fracasser le crâne de quelqu’un, mais si tu es avisé, tu peux aussi bâtir une cathédrale.

Notre méfiance s’est endormie, vite séduits par le gain de temps, la facilité et, osons nous l’avouer, parce que le résultat était meilleur que ce que nous pouvions produire :

- Debilandia, je veux faire un régime pauvre en sucre et riche en protéines.

- Debilandia, fais-moi un résumé sur une page A4 de la guerre de cent ans.

- Debilandia, écris-moi une nouvelle qui parle de la lassitude et du temps qui passe.

- Debilandia, résume-moi l’anatomie de la main.

- Debilandia, que penser de la guerre en Ukraine au début du 21ème siècle ?

- Debilandia, j’ai besoin d’un synopsis pour une conférence que je donne demain.

- Debilandia, rédige-moi un jugement condamnatoire pour escroquerie et propose-moi la peine la plus appropriée.

- Debilandia, écris-moi un roman d’amour…

À l’origine, nous étions des résistants, les Protecteurs de la création. Un nom bien pompeux pour quelques milliers, voire quelques millions de gratte-papiers dont la seule mission était d’alimenter le puits des données et les renouveler ; mais même là, nous avons été pris à notre propre piège de fainéantise. Nous nous étions donnés pour mission de produire des essais, des nouvelles ou des analyses par écrit, des dessins et des mélodies et de les injecter dans le système à raison de dix par semaine pour chacun de nous. Au début, telle une armée secrète de maintien de la créativité humaine, nous recrutions, écrivions, peignions, composions, avec ferveur et détermination. Au début, ce n’étaient pas dix nouvelles œuvres que nous produisions, mais cent, mille, des milliers et, à nous tous des millions. Et puis…

Et puis certains se sont lassés…

- Debilandia, crée-moi une silhouette de femme sur un fond bleu, comme point de départ de mon tableau.

- Debilandia, Donne-moi juste la trame d’un roman policier que je vais terminer.

- Debilandia, fais-moi l’arrangement d’une mélodie triste avec les trois accords que voici.

Nous n’avons pas immédiatement pris conscience de la supercherie et, quand, horrifiés, nous avons voulu exclure les tricheurs du mouvement, il avait pris tellement d’ampleur que nous nous, une poignée d’irréductibles, avons fait sécession, désespérés, démotivés et surtout moribonds.

Le puits est tari depuis longtemps. Debilandia alimente Debilandia qui alimente Debilandia.

Tous les tableaux se ressemblent…

Les histoires sont toutes les mêmes…

Le puits n’est plus alimenté que par lui-même ou par des propagandistes qui lancent des infos à mouvement perpétuel.

Nous vivons dans une matrice cotonneuse dans laquelle les machines nous gouvernent à notre insu et à notre propre initiative.

Alors dans mon dernier souffle, dans un sursaut que je n’espère plus salvateur, espèce humaine, levez-vous, regardez le monde avec vos yeux.

Je vous demande de créer.


Ceci est mon testament, aujourd’hui le 4 juin 2102.


Photo by Steve Johnson

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