Allons faire un tour en voiture.
De chez moi, remontons Edwards Street, passons devant la grande maison d'angle, « The Beeches », qui sert aujourd'hui de résidence à des personnes âgées et leurs dents, et prenons à gauche sur South Street, qui devient de manière très britannique, Newmarket, après le croisement.
Quelques kilomètres plus loin, après l'ancien quartier de Kenwick, dirigeons-nous vers l'est au rond-point, pour prendre la Manby Road en direction de la ville du même nom.
Manby, qui doit son patronyme, comme beaucoup de villages du Lincolnshire, au Viking qui y installa sa ferme, n'est connu pour absolument rien. Il est si ordinaire qu'il lui fallut fusionner avec le village voisin de Grimoldby, pour prétendre à un restaurant italien et deux magasins, que je n'ai jamais visités.
Ce village possède cependant une caractéristique curieuse.
Vers la fin de la Manby Road, qui s'est à présent transformée en Manby Middlegate, si nous prenons à droite sur la Carlton Road et passons devant le bureau de poste, nous parvenons jusqu'à une rue sur la gauche et un panneau indiquant les affluents de cette petite enclave.
Il y a cinq routes, et elles racontent toutes une histoire.
La première d'entre elles est Valiant Road, et je me suis demandé d'où elle tirait son nom.
Je connais le sens courant du mot, qui signifie "courageux" et "très déterminé", mais "valiant " vient en fait du moyen-anglais qui signifie "robuste" ou "bien construit", si bien que les maisons de cette rue sont probablement construites plus pour durer que pour livrer bataille.
L'anglais moyen, soit dit en passant, était la langue utilisée au pays des Angles entre la disparition de l'ancien anglais et l'apparition de l'anglais moderne. Les Angles, bien sûr, étaient l'ensemble des tribus germaniques qui se sont installées ici au Moyen Âge et qui ont donné à ce pays farouchement anti-allemand son nom allemand.
Le mot « vaillant » est souvent utilisé, on le sait, pour décrire une détermination sans limite face à l'adversité. Il est donc possible que les maisons de Valiant Road aient été construites sous le niveau de l'eau ou sur un terrain instable, d'où la nécessité de la vaillance.
William Shakespeare, ce champion des mots qui n'a jamais réussi à épeler son propre nom deux fois de la même façon, évoque la vaillance dans son affreux poème intitulé ''A Lover's Complaint'', qui raconte l’histoire terrible d'une jeune femme séduite et abandonnée par un coureur de jupons. Grâce à une discussion avec un vieux berger bizarre, nous apprenons que l'homme était beau, plein d'esprit, charmant et qu'il avait une "langue subjuguante". Le poème est triste et long, et comprend un passage où le berger semble suggérer ce vieux trope horrible selon lequel on est plus fort parce qu'on survit.
"Les cicatrices de la bataille effacent les traces et rendent son absence vaillante, pas sa force."
Bref, ne le lisez pas. Lisez plutôt William Carlos Williams, c'est bien mieux, et il n'y a pas de bergers.
Donc, lorsque j'ai remarqué pour la première fois Valiant Road, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un clin d'œil à l'histoire de la région, imprégnée d'une étymologie ancienne, et d'une affirmation que les bâtiments que je trouverais le long de cette route ont été bien construits.
À côté de Valiant Road, se trouve Meteor Road.
Je connais bien les météores, ces petits cailloux ou rochers métalliques qui traversent l'espace en pluie. Ce nom me semblait étrange pour une route résidentielle.
En fait, ils ne sont pas toujours petits, car le plus gros météore jamais trouvé se trouvait dans la ville de Grootfontein, en Namibie. Il s'agissait d'un météore en fer Ataxite qui pesait environ soixante mille kilos.
Grootfontein n'est d'ailleurs pas un nom namibien, comme vous l'avez compris. Il est issu d'une succession de puissances coloniales allemandes et sud-africaines qui l'ont renommé l’indigène « Otjivanda » en un mot qui signifie « grande source », en référence aux sources chaudes voisines, ce qui est le genre de sens que l'on peut attendre de colons.
Bien sûr, à l'origine, le mot météore désignait simplement quelque chose qui se passait au-dessus, d'où l'expression « ascension météorique », et non pas parce que telle ou telle célébrité aurait traversé le système solaire à une vitesse stupéfiante.
En fait, la racine grecque de ce mot ne doit rien à l'espace. Elle fait plutôt référence à une certaine hauteur. Je devrais donc en principe me réjouir de la présence, dans le ciel de l’Arozona, d'immeubles futuristes, comme le Spaceage Falcon Nest à Prescott, qui fait dix étages, soit une hauteur de 38 mètres. Je me suis demandé d’ailleurs si Sukumar Pal avait terminé sa maison de 1828 m2 équipée de panneaux solaires, puis s'était rendu à Manby pour reproduire cet exploit dans une petite rue, faute d’alternative, à côté d'un restaurant italien et de deux boutiques de quartier.
Je me suis posé cette question en lisant le nom de la rue suivante, Javelin Road.
Des preuves de l'existence du javelot, ou d'autres armes similaires de chasse et d'attaque, ont été observées au Paléolithique inférieur déjà, comme celles trouvées à Schoningen il y a environ un demi-million d'années. Leur présence a été constatée dans presque toutes les époques et dans toutes les régions de notre planète. Ils sont, par essence, l'arme universelle. Il suffit de prendre un bâton, d'y ajouter une extrémité en forme de flèche et de le lancer.
Le lancer est la clé, car un javelot, terme français qui trouve son origine dans la langue celtique, est toujours lancé. Son efficacité dépend essentiellement de la technique utilisée pour le projeter.
De nombreux personnages historiques ont bien sûr été tués par un javelot, dont Darius III et Titus Herminius Aquilinus, mais peu ont eu autant de malchance que Dieter Strack, un juge sportif qui, en 2012, alors qu'il se baissait pour mesurer un lancer de javelot, a été transpercé à la gorge par l'arme d'un concurrent, dont le tour a justement coïncidé avec la position et la distraction de Strack. Lui au moins savait que les javelots en vol étaient dangereux lorsque l’on s'en approche, ce qui n’était pas le cas de Salim Sdiri, cinq ans plus tôt, transpercé par un javelot alors qu'il participait à du saut en longueur sans aucun rapport.
J'espérais donc trouver sur Javelin Road des maisons ornées d'ajouts artisanaux, ou personnalisés par leurs propriétaires, ou simplement originaux.
Le panneau indiquait que Javelin Road débouchait sur Venom Road.
Le nom de cette route m'a semblé très étrange, car j'associe le venin à des créatures venimeuses.
Il y a plus de cent soixante-dix mille espèces venimeuses sur notre planète, que l'on trouve à la fois chez les invertébrés et les vertébrés, les animaux aquatiques et terrestres, et beaucoup peuvent et veulent nous tuer. Ils peuvent aussi nous aider, car certains venins contiennent des protéines qui traitent des maladies humaines, comme l'arthrite, le cancer et le diabète, mais la plupart du temps, c'est la mort, ou du moins un malaise sérieux, qui nous attend.
Ce fut le cas pour Karl Patterson Schmidt, le célèbre herpétologue du Musée d'histoire naturelle de Chicago.
En 1957, on lui a apporté un serpent pour qu'il l'identifie. Schmidt se mit tout de suite au travail, en examinant l’animal, et détermina que l'espèce était un boomslang d'Afrique sub-saharienne. Il s'est avéré par la suite qu'il avait manqué de prudence, car au cours de l'un de ces examens minutieux, le serpent le mordit au pouce gauche, laissant deux plaies perforantes.
Schmidt n'a pas cherché à se faire soigner immédiatement, si ce n'est en suçant furieusement son pouce. Il a plutôt commencé à noter dans son journal les effets de la morsure.
4:30-5:30, forte nausée mais sans vomissement. Pendant un voyage à Homewood, dans le train de banlieue.
5:30-6:30, fort frisson et tremblements suivis d'une fièvre de 101,7. Saignement des muqueuses de la bouche à partir de 17 h 30, apparemment surtout des gencives.
20 h 30, mangé deux morceaux de pain grillé au lait.
9h00-12h20, bien dormi. Uriné à 12h20, principalement du sang mais une petite quantité. Pris un verre d'eau à 4h30, suivi de violentes nausées et vomissements, le contenu de mon estomac correspondant au souper non digéré. Je me suis senti beaucoup mieux et j'ai dormi jusqu'à 6 h 30.
Le 26 septembre. 6 h 30 du matin, température de 98,2. J'ai mangé des céréales, des œufs pochés sur des toasts, de la compote de pommes et du café au petit déjeuner. Pas de traces de sang, mais une once d’urine toutes les trois heures environ. La bouche et le nez continuent de saigner, sans excès.
Il n'y a pas d'autres détails inscrits, car Schmidt est mort ensuite d'une paralysie respiratoire due à la morsure. Personne ne sait s'il savait ce qui l'attendait et s'il avait décidé d'enregistrer sa propre mort pour la science.
On pourrait en déduire que Venom Road pourrait tirer son nom du fait qu'aucune créature venimeuse ne vit à proximité, et que la sécurité de l'endroit est mise en avant grâce à des clôtures minimalistes, des portes d'entrée ouvertes et le sourire de voisins amicaux et non venimeux.
Ce qui nous amène à la dernière route de cette enclave, la route des vampires.
Bon, je sais aussi bien que vous que les vampires folkloriques se parent de manteaux pour cacher leur apparence pâle et leurs yeux sombres, qu'ils sèment le chaos et la mort aux alentours et subsistent en se régalant du sang des vivants. Alors j'ai fait demi-tour et je suis rentré rapidement chez moi, sans aller dans le restaurant italien, ni les deux boutiques de ce village. J'ai fait fi de mon envie d'espionner les rues Venom ou Javelin, Meteor ou Valiant, si bien que je ne sais pas si mes suppositions sur leurs noms sont proches de la vérité.
Mais je dois confesser que sur le chemin du retour, j'ai croisé un panneau indiquant la base aérienne abandonnée de Manby, où j'ai lu qu'on y faisait voler des « de Havilland, des Venom et des Vampire, des Gloster Javelin et des Meteor, ainsi que des Vickers Valiant »mais c’était il y a longtemps.
Photo by Andy
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