Il y a foule à l’aéroport de Reykjavik ce 22 juillet 2112. Plusieurs milliers de voyageurs y ont transité depuis la fin mai, pour rejoindre la petite ville d’Ilulissat sur la côte ouest du Groenland. Il y a pléthore aussi de bateaux dans la baie de Disko, paquebots, ferries, voiliers de croisière. Certains croisent depuis le port d’Ilulissat, d’autres viennent du Canada par la baie d’Hudson, mais aussi d’Islande, des États-Unis, de Norvège, du Danemark, d’Ecosse et d’Irlande par la mer du Labrador. Dans le ciel, c’est un ballet de drones et d’ULM transportés par les voyageurs.
Cela fait une décennie qu’Ilulissat est prise d’assaut par les scientifiques, les journalistes, les photographes et les touristes. Cette année 2112 sera la dernière.
L’histoire remonte au milieu du 20e siècle. C’est à partir de là que les émissions de gaz à effet de serre de nos sociétés industrielles ont dépassé la capacité d’absorption des océans et de la biosphère. C’est à partir de là que l’augmentation des températures océaniques et atmosphériques du fait des activités humaines a pu être observée. Depuis l’an 2000, les experts ont considéré le réchauffement climatique comme irréversible sauf actions concertées et planétaires. On s’est ému. On s’est réuni. Tant de belles intentions. Tant de réunions. Tant de sommets. Tant de déclarations. Tant de stratégies de lutte. Les citoyens du monde vivant à cette époque ont vu passer la Convention de Vienne sur la protection de la couche d’ozone en 1985, le Protocole de Montréal en 1987, la naissance du GIEC, Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat en 1988, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques en 1992, le Protocole de Kyoto en 1997, le Doha Climate Gateway en 2012, les Engagements conjoints des États-Unis et de la Chine en 2014, l’Accord de Paris sur le climat en 2015, l’Accord mondial sur l’élimination des hydrofluocarbures en 2016, la Déclaration d’urgence climatique en 2019 … Pourtant, la spirale infernale mise en marche par les hommes a poursuivi son inexorable ascension.
C’est dans ce contexte, s’en souvient-on, que la disparition du Groenland, cet immense glacier continental d’un million sept-cent dix-mille kilomètres carrés, épais de trois kilomètres, a été annoncée d’ici l’an 3000. Vitesse de fonte de la calotte glaciaire et de la banquise multipliée par quatre entre 2003 et 2013. Doublement des tremblements de terre entre 2000 et 2005. Ce fut la réponse glaciaire au réchauffement climatique dans l’arctique. On a eu beau dénoncer, manifester, s’engager, lutter, la disparition progressive de la forêt amazonienne a aussi gravement pesé dans la balance climatique. Depuis cinquante ans, comme annoncé, les grandes villes côtières ont dû se replier. New-York, Miami, La Nouvelle-Orléans, Mumbai, Calcutta, Jakarta, Shanghai, Hong-Kong, Venise, Amsterdam, Alexandrie, toutes ces villes ont plus ou moins perdu leur surface. Comme prévu aussi, les îles de Kiribati en Océanie, les Maldives, l’île de Pâque, les Galápagos, les îles Salomon, les îles Marshall, l’archipel polynésien Tuvalu et les îles Carteret en Papouasie-Nouvelle-Guinée ne figurent plus sur les cartes.
Il y a deux siècles, en avril 1912, la petite ville d’Ilulissat, plus précisément, son glacier Jakobshavn Isbrae, en groenlandais Sermeq Kujalleq, ont été liés à un événement qui a bouleversé le monde, la plus grande catastrophe maritime des temps modernes en temps de paix. Du Jakobshavn Isbrae se sont toujours détachés naturellement des icebergs qui ont été emmenés par les courants. Ce fut l’un d’eux que le paquebot Titanic heurta lors de son voyage inaugural. Il coula au large de Terre-Neuve, dans la mer du Labrador, provoquant la mort de ses mille cinq-cents passagers.
Pendant le siècle qui suivit, les activités humaines ont tellement mis à mal la planète que l’inlandsis groenlandais, deuxième plus grande masse de glace sur terre, a déjà perdu six-cents milliards de tonnes de glace en 2019. Les prévisions n’avaient pourtant prévu ce scénario qu’à partir de 2050. Pendant le siècle d’après, jusqu’à ce jour du mois juillet 2112, les humains ont tenté de freiner le réchauffement, mais pendant qu’ils remplaçaient les énergies fossiles par des énergies renouvelables, pendant qu’ils s’engageaient dans une transition énergétique pour supprimer le nucléaire, ils développaient un nouveau pollueur, dont ils n’ont plus pu se passer. Internet et ses 4,79 milliards d’utilisateurs en 2020 !
A l’aube des années 2000, on avait calculé que chaque requête Google, qui totalisait 140 millions de requêtes par heure, émettait 7 grammes de Co2. En une heure, les emails du monde entier équivalaient à 1000 vols New-York – Paris. On avait évalué que le numérique polluait 1,5 fois plus que le transport aérien en émissions de Co2. On avait calculé que le web consommait en électricité l’équivalent de 100 réacteurs nucléaires. Cette consommation doublant tous les quatre ans, on avait prédit qu’elle atteindrait en 2030 la consommation mondiale totale de 2008. On savait déjà que les énergies renouvelables permettraient difficilement de l’alimenter. Autrement dit, on avait clairement annoncé que, dans un avenir proche, internet deviendrait la première cause mondiale de pollution.
Depuis lors, l’impact écologique des data center, ces hauts symboles de la croissance numérique dont les humains ont fait leur fierté, s’est aggravé. Leur installation en pays froids ou le recyclage de la chaleur qu’ils génèrent n’ont pas suffi. L’empreinte écologique des internautes, responsables de la moitié des gaz à effet de serre d’internet, n’a pas pu être maîtrisée. Ni les moteurs de recherche responsables, qui compensaient les émissions carbones, ni les incitations à limiter l’utilisation du streaming et éviter le stockage en excès des emails et des documents inutiles sur le cloud, devenu un vrai nuage de pollution, n’ont suffi.
De fil en aiguille, ce que l’humain a corrigé d’une main, il l’a effacé de l’autre. C’est ainsi qu’un jour de juillet 2112, dans la baie de Disko, en face de la petite ville d’Ilulissat au Groenland, des gens accourent de toutes les latitudes pour voir, la larme à l’œil et le smartphone à écran 5 pouces et holographique ajustable en bracelet au poignet, partir le dernier iceberg qui s’est détaché du glacier Jakobshavn Isbrae, qui n’est plus.
Photo by Harrison Haines
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