Un de ces soirs, après avoir longuement hésité entre ne pas aller au restaurant ou ne pas aller au cinéma, je me suis rabattue sur un documentaire. Bien que la bande-annonce m’ait prévenue de la dureté de ce que j’allais voir, je n’y étais pas préparée.
En avril 2013, dans le sud du Comté de Los Angeles, un petit garçon de 8 ans, Gabriel Fernandez est mort sous les coups de sa mère et de son beau-père.
Un enfant en pleine santé a cessé d’exister.
Un gamin a eu atrocement mal pendant les huit mois qu’ont duré les tortures qu’il a subies.
Et soudain, le réchauffement planétaire, le COVID, la course au vaccin, le Président des États-Unis et l’économie mondiale ont été dégradés au rang d’anecdotes insignifiantes.
La justice a fait son œuvre et condamné les auteurs de ce crime abject avec la plus grande sévérité, mais finalement vous serez d’accord avec moi pour dire que cela nous fait une belle jambe, parce que Gabriel, 8 ans n’est plus vivant.
Pourquoi ne voit-on pas que la protection des enfants maltraités et la prévention des violences doivent être la priorité des priorités ? Je vous entends déjà me dire que ça l’est, que depuis 2016, dans le Comté d’Allegheny en Pennsylvanie, les assistants sociaux sont aidés dans leur décision de suivi par un algorithme prédictif. Apparemment la ville de Bristol en Angleterre s’y serait aussi mise.
Savez-vous qu’en 2003, en Suisse, on comptait 0,8 décès d’enfants battus pour 100'000 habitants ? Visualisez ce chiffre. Il signifie que pour une ville comme Lausanne et sa banlieue immédiate, entre 2 et 3 enfants de moins de 15 ans sont tués par leurs propres parents chaque année. Aux États-Unis, ce chiffre monte à 7 enfants pour une population équivalente à celle de la capitale vaudoise.
La vérité c’est que les moyens financiers et humains ne seront jamais suffisants pour assurer de manière efficace la protection à laquelle ces enfants ont droit.
Et puis, on vous expliquera, comme on me l’a expliqué, que c’est plus compliqué que cela, que chaque situation doit être examinée avec délicatesse, car le retrait d’un enfant de son foyer est aussi un traumatisme, blabla bla…
Faire le bien de l’enfant demande sans aucun doute beaucoup de doigté et de nuances. Comment traiter le cas de ces gamins plongés dans des foyers dysfonctionnels mais pseudo-aimants ? Jana, 7 ans fait la tournée des bars avec son père presque tous les soirs, pendant que sa mère, prostituée, travaille de nuit. Quand elle tombe de sommeil, elle demande à rentrer mais son père la traite de mauviette et se désintéresse d’elle, jusqu’à ce qu’elle s’écroule sous une table. Oscar se fait raser la tête par son père à chacun de ses droits de visite, parce qu’il déteste les cheveux longs, défiant par ce biais la mère de l’enfant. Arthur, 12 ans, n’a pas de lit à lui et dort tantôt avec sa sœur, son frère ou sa mère, au gré des places libres.
Comment un assistant social d’ici ou d’ailleurs procède-t-il à ses évaluations ?
Prenons un exemple : Un enfant rapporte à son enseignante avoir vu le compagnon de sa mère la pousser et la traiter de « pute ». L’enseignante, alertée, signale l’enfant à son service de protection de l’enfance local. Une assistante sociale introduira le nom de l’enfant dans sa banque de données, ou cherchera si un dossier a déjà été ouvert.
Imaginons que cette famille a déjà fait l’objet d’un signalement pour une affaire similaire, rapportée par la sœur aînée, plus de cinq ans auparavant. En se basant sur le précédent et les directives locales, le travailleur social décidera sans doute de rendre visite à cette famille. Sur place, imaginons que la mère confirme l’altercation, en précisant que cela n’arrive que très rarement. Le logement est propre et bien tenu, la nourriture dans le frigo en quantité et adéquate. L’assistante sociale rendra compte de sa visite et devra prendre une décision basée sur son expérience et son ressenti, à savoir garder un œil sur cette famille ou classer l’affaire.
Voyons comment l’algorithme prédictif du Comté d’Allegheny en Pennsylvanie vient en aide aux assistants sociaux dans leur prise de décision. Reprenons notre exemple : Après avoir introduit l’incident, l’algorithme donnera une note sur une échelle de 1 à 20, 1 étant le niveau de risque le plus bas. L’évaluation se fonde sur une analyse statistique des signalements des quatre années précédentes en répertoriant plus de 100 critères.
L’idée vertueuse derrière ces algorithmes prédictifs est évidemment de prévenir, avant qu’ils ne se produisent les drames comme celui ayant conduit à la mort de Gabriel Fernandez ou de tant d’autres enfants avant ou après lui. Pourtant, des voix s’élèvent contre ces procédés dignes du film « minority report ». Dans une lettre ouverte publiée dans « The Guardian » en 2018, Patrick Brown, Ruth Gilbert, Rachel Pearson, Gene Feder, Charmaine Fletcher, Mike Stein, Tina Shaw et John Simmonds ont mis en garde contre les risques liés à l’utilisation de ces algorithmes. En effet, en se basant sur les données entrées sur lesquelles l’algorithme va fonder sa prédiction, les risques de « faux positifs » dans une population donnée sont élevés, ainsi que les risques de « faux négatifs » en raison d’un moins grand nombre de données statistiques dans des populations moins répertoriées. Par ailleurs, si l’utilisation de ces bases de données doivent permettre de pallier le manque endémique de personnel qualifié, encore faut-il que les États mettent à disposition des services concernés les moyens d’intervention et là, on est loin du compte.
Je ne sais pas ce qui est efficace ou quelles sont les nuances à apporter ; ce que je sais c’est que dans un endroit de ce monde où la renommée se traîne comme une ombre dont on n’a pas assez peur, un petit garçon s’est rendu célèbre pour avoir été atrocement battu par ceux qui auraient dû donner leur vie pour le protéger et qu’aussi longtemps que par le monde, des milliers de Gabriel sont concernés, préférons un algorithme imparfait que l’on doit s’efforcer de perfectionner et apprenons à dire pardon si on se trompe.
Photo by Kat Jayne
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