A l’heure où les évènements mettent en lumière la fragilité intrinsèque des démocraties, à l’heure où le système s’effrite sous les coups de boutoirs des nationalismes, où il s’érode face à une haute-finance toute-puissante, il serait grand temps de repenser le cadre dans lesquels nos sociétés s’inscrivent, avant que la situation ne nous échappe totalement.
Pourquoi nous échapperait-elle ? Parce ce que le déséquilibre entre les intérêts de l’économie et ceux de la société s’accroît ; parce que la déconnexion de la haute-finance avec l’économie réelle est importante ; parce que la société civile est de plus en plus fracturée au grand bénéfice des partis et leaders populistes ; parce que ces menaces pèseront de tout leur poids sur la vie politique et le contrat social si, en tant que citoyens, électeurs et consommateurs, nous ne prenons pas garde au piège qui se referme sur nous.
D’aucuns continuent de croire que nos gouvernements et nos institutions sont en mesure de nous protéger contre l’érosion de nos valeurs sociales et les dangers qui pèsent sur nos emplois et revenus. Le discours politique prétend pouvoir ménager la chèvre et le chou, mais le pouvoir du capital sur la politique est grand. Il se mesure en complicité ouverte chez certains leaders ou en capacité de chantage et menace de perte de confiance chez les autres, l’influence de la puissante finance s’étant renforcée avec la professionnalisation des politiciens et les investissements colossaux dans les campagnes électorales. Le gouvernement qui veut prendre des mesures pour limiter la liberté et la rentabilité du capital, doit affronter le risque d’une baisse des investissements, d’un ralentissement de l’activité économique, d’une baisse des revenus de l’État et d’une montée du chômage. N’importe quel gouvernement renoncera à une telle perspective, à son corps défendant ou non !
La mondialisation a consacré l’affranchissement de toute responsabilité sociale et il en découle un déficit démocratique évident. L’intérêt citoyen commun pèse de moins en moins lourd dans la balance politique. Que l’on opte pour la modération et l’ouverture ou la défense de son pré par un choix nationaliste, que le système soit bipartite ou multipartite, qu’il s’agisse d’une forme de régime dictatorial, la situation est la même partout du point de vue du citoyen lambda. Il se sent dépossédé et impuissant à recouvrer sa capacité d’autodétermination et à rétablir une forme d’équité sociale.
De fait, nos sociétés sont déjà entrées dans une ère post-démocratique. Nous sommes aujourd’hui des « sociétés de marché ». C’est la contrainte des marchés qui est aux commandes, de moins en moins le contrat social qui nous lie.
Trop nombreux sont ceux qui se bernent en croyant que le fait d’exprimer leur opinion et désaccord à coup de publications, tweets et commentaires sur les réseaux sociaux va changer quoi que ce soit au cours de leur vie et leur donner une once de pouvoir sur leur destin social et civique. Il s’agit d’un exutoire, rien de plus. On accepte, dans l’usage courant des réseaux sociaux, de vivre dans un état inflammatoire chronique, tantôt pour le Bataclan, tantôt pour #metoo, tantôt pour George Floyd, tantôt contre le masque sanitaire, et de vivre dans l’illusion de changer ainsi le monde. Mais internet n’est pas le monde !
On croit être ensemble. Pourtant, il n’en est rien. Ces déferlantes médiatiques et numériques créent une forme de fantasmagorie collective pernicieuse, dont les mouvements ne naissent, le plus souvent, ni de la réflexion profonde, ni du débat contradictoire. Le réseau social ne fait que renforcer l’un et l’autre dans la croyance qu’il a raison. La manipulation est omniprésente, du fait de l’algorithme, qui lui présentera ce qu’il aime et ce à quoi il croit, ou de fausses informations soigneusement ciblées. Le réseau social ne donne guère de moyens d’agir intelligemment. Les appels aux mouvements de foule accouchent de manifestations plus ou moins pacifistes, mais inutiles, ou de mouvements contestataires violents et aberrants. On en a eu la démonstration avec l’attaque du Capitole à Washington ce mois-ci. Qui, parmi les attaquants, avait une idée de l’étape suivante si le Capitole avait pu être occupé ? En définitive, l’espace parallèle et virtuel des réseaux sociaux vampirise l’attention et l’énergie et fait oublier que dénoncer et râler ne suffisent pas, les belles déclarations ne suffisent pas, les manifestations, non plus, ne suffisent pas.
Les intentions et les paroles sont vaines si elles ne sont pas destinées à s’inscrire dans la réalité concrète. C’est dans le vécu quotidien de la contradiction entre l’impuissance dans la réalité concrète et l’illusion de maîtrise dans la réalité virtuelle que naissent les dépressions. Pour inscrire ses intentions et paroles dans le concret, il faut quitter son écran, rencontrer les autres, discuter et créer d’autres moyens de faire de la politique.
La naissance de la démocratie à Athènes, qui pris vraiment forme en 508 avant JC, est venue d’une intense réflexion qui s’est engagée face à une crise politique et sociale majeure, due à deux facteurs, la colère des agriculteurs, non propriétaires terriens, qui risquaient l’esclavage pour dette et l’émergence, grâce à l’apparition de la monnaie, d’une classe commerçante remettant en question le privilège des nobles dans la gouvernance de la cité.
Gageons que la grave crise économique et sociale provoquée par l’épidémie de COVID-19 accouchera de remèdes indispensables. C’est en se retroussant les manches, hors d’internet et des réseaux sociaux, c’est en soutenant les initiatives et les entreprises locales, c’est en consommant de manière consciente des enjeux, c’est en établissant un contact direct et intelligent avec les élus locaux et de régions, c’est en utilisant le pouvoir civique qui nous reste encore, que nous parviendrons à mettre en place une nouvelle politique et, espérons-le, une économie offrant un meilleur état d’équilibre.
Photo by Cottonbro
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