Emily vit dans une jolie villa de style méditerranéen dans le quartier La Jolla à San Diego. Elle a été si heureuse dans cette maison acquise avec Paul, qu’elle a tenu tête à ses enfants pour y rester après son veuvage. Elle et Paul avaient fondé une entreprise spécialisée dans l’équipement des voiliers. Cette activité leur avait apporté de confortables bénéfices dès l’époque où San Diego était devenue l’élue du Vainqueur et Defender de la Coupe de l’America de 1988 à 1995.
Les trois enfants d’Emily ne vivent pas à San Diego. Dès le décès de leur père, avant chaque visite, ils se sont concertés pour mettre en place toutes sorte d’outils technologiques de sécurité. Le jardin et les accès à la maison sont truffés de caméras de surveillance. Emily a vu rouge quand ils ont voulu, « pour son bien », installer des caméras à l’intérieur. Elle leur a signifié qu’elle avait encore droit à son intimité. Ils ont renoncé, non sans lui avoir fait la morale et rappelé à quel point sa sécurité dépendait de ces appareils, tous connectés à leurs téléphones, si elle glissait dans sa douche, faisait un malaise dans sa chambre, se brûlait dans la cuisine, loupait une marche dans son escalier ou si des cambrioleurs tentaient d’entrer chez elle … C’est ensuite que Sniffer Pig a été missionné. Soi-disant cadeau de ses enfants pour ses huitante ans, Emily a rapidement donné ce surnom à ce robot-gardien humanoïde, qui lui « colle au train ». Autrefois, elle arpentait les plages de La Jolla Shores avec son chien. Aujourd’hui, c’est avec Sniffer Pig et c’est beaucoup moins charmant.
Régulièrement, au moment de se coucher, Emily raconte à Paul, souriant dans sa vareuse de course offshore rouge sur la commode en face du lit, à quel point tout est devenu âpre négociation avec leurs enfants. Accepter les caméras et le robot humanoïde pour éviter la maison de retraite. Emily se demande ce qui peut bien conduire les gens à vouloir autant de sécurité. Est-ce la peur ou le goût des gadgets ? Jusqu’ici, on vendait des assurances en faisant peur au gens. Maintenant, on vend de la télésurveillance, de la robotique, du tout-connecté, bref un tas de joujoux électroniques qui ont l’air de séduire. Les gens ne se rendent même plus compte qu’ils abandonnent eux-mêmes les dernières parcelles de leur intimité. Emily ne comprend pas les angoisses de ses enfants, qu’elle-même n’avait absolument pas eues pour ses propres parents. Ont-ils vraiment peur pour elle ou est-ce un besoin de contrôle ? La société semble penser que le vieil âge rend forcément fragile, forcément vulnérable, forcément incapable. Pourtant, elle ne ressent rien de tout cela. Elle n’a jamais eu peur. Elle n’est pas seule. Elle a beaucoup d’amis sur place. Elle a le jardinier Miguel. Elle conduit encore sa voiture. Elle gère ses affaires. Elle ne voit aucune raison à toutes ces exigences. Cela la rend triste que ses enfants ne lui demandent pas son avis, pensent à sa place et décident pour elle de ses besoins. Lasse, Emily finit toujours par s’endormir avant que Paul ne lui réponde.
Ce matin du 8 septembre, l’alarme du téléphone portable sonne exceptionnellement à 04h00. Emily l’a mis sous l’oreiller pour que Sniffer Pig ne la perçoive pas. Elle sort rapidement du lit et enfile une tenue de sport confortable et chaude. Elle place le chargeur du téléphone dans le sac à dos au pied de son lit, dont elle referme soigneusement la fermeture-éclair. La veille au soir, elle s’est enfermée dans son garage, où elle a ouvert l’armoire électronique qui contrôle tout l’attirail de surveillance. Quelques jours auparavant, elle s’était fait expliquer, par un jeune mécatronicien plutôt débrouillard, comment déclencher la recharge des batteries du robot et l’alarme de la porte-fenêtre de sa chambre. Emily enfile son sac à dos, fait coulisser la porte-fenêtre et se faufile à l’extérieur. De là, elle rampe en longeant le côté ouest de la terrasse et, juste avant l’angle ouest, elle franchit le parapet pour descendre par l’échelle laissée par Miguel. Emily sait que cet endroit est un angle-mort pour la caméra. Elle se faufile à travers le jardin et franchit le mur, grâce aux caisses de bois laissées par Miguel, pour rejoindre le taxi, qui l’attend.
Pendant le trajet, Emily repense aux grandes croisières qu’elle a partagées avec Paul, tour à tour à la barre d’Ocean Kite, un OVNI 43 de 12,6m fait pour le grand large. Puis Paul tomba malade. Ils vendirent Ocean Kite pour le Zerene Eurydice, un mini croiseur très maniable pour elle. Le décès de Paul confina le Zerene Eurydice au port. Emily n’avait plus le cœur à barrer. Un coup de frein du taxi devant le supermarché qu’elle lui avait indiqué interrompt le cours de ses souvenirs. Emily entre et achète rapidement des victuailles pour quelques jours. Puis, le taxi repart et la dépose à l’entrée de Mission Bay Marina. Elle paye la course et rejoint, d’un pas alerte, le ponton où elle retrouve le Zerene Eurydice.
Le voilier émet quelques craquements pour la saluer. Emily sourit à l’aube qui pointe sur la baie de San Diego. L’idée de prendre et respirer le large la gonfle d’oxygène, comme le génois prend le vent, tend tous ses nerfs et ses muscles, comme le gréement quand le bateau file à pleine vitesse, aiguise ses sens, comme l’étrave, la quille et le safran fendent l’eau. Lorsqu’Emily défait la dernière amarre du Zerene Euridyce, c’est tout ce temps qu’il lui a fallu après la mort de Paul pour reprendre son cap, tout ce temps que ses enfants ont alourdi avec leurs peurs et leur contrôle, qui vole en éclat. Jusqu’au dernier souffle, la vie répond à qui sait l’appeler.
Photo by Brote Studio
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