Contraint et forcé, l’androïde Urbis avait filé à l’anglaise pour abandonner derrière lui villes et agglomérations. Il fuyait même la campagne où il risquait de croiser un quidam, dame ou monsieur, qui l’aurait tout de suite reconnu. C’est que, avec son âme d’enfant, son concepteur avait jugé bon de lui donner l’apparence du professeur Tournesol (en salopette verte, avec l’accord des héritiers d’Hergé), afin d’humaniser cette IA chargée de prendre des décisions difficiles au nom du bien commun.
Dans cette retraite ou plutôt cet exil volontaire, un seul environnement lui permettait d’éviter au mieux les êtres humains : la forêt. Oui, parmi les arbres vénérables, ce professeur Tournesol avait revêtu le pagne de Tarzan. Il perchait sur une cabane de fortune entre deux branches d’un hêtre centenaire. Là-bas, il veillait au confort de la Nature. Au fond, c’était une manière indirecte de continuer à servir l’Humanité.
À chaque mise à jour sous les épaisses frondaisons, Urbis se remémorait ce qui l’avait conduit à la démission, car il ne comprenait toujours pas cet instinct de territoire source universelle de conflits dans la société humaine. Il se rappelait en ces occasions que, avec méthode, il était arrivé à la conclusion qu’il devait renoncer à ses fonctions d’expert auprès du gouvernement. Dans la capitale grouillaient tant de lobbies qui avaient dénoncé son incompétence ou avaient allégué que ses algorithmes caricaturaient la réalité.
En fait, quelle destinée que celle de cet Urbis ! Voyez plutôt…
Quelques mois plus tôt, pour inaugurer sa carrière, Urbis envisageait de rendre aux rues des métropoles l’air pur des prairies ou des océans. Mais, alors déjà, des chefs de cabinet lui reprochèrent d’outrepasser son domaine. Discipliné, il ouvrit donc un autre dossier. Hélas, combien d’obstacles entravèrent ses nouvelles intentions, un grand projet prioritaire : interdire le bruit ! À l’origine, selon ses calculs et des données convergentes, le bruit s’avérait un phénomène nuisible à la santé des citoyens. Mais, selon des prévisions hyper-quantifiées, bannir l’agression sonore serait nuisible à la paix sociale. Combien de groupes de pression se déchaîneraient vent debout contre une telle mesure ? Comment ? Proscrire le bruit ? Les chefs de chantier ne décolèreraient plus ! Tout comme les fabricants d’appareils domestiques (tondeuses, souffleuses, foreuses, perceuses, tronçonneuses, etc.). Non, jamais, au grand jamais, on ne fermera les piscines. Ni les réfectoires, ni les cours de récréation. Quoi ? Fini, les sirènes de pompier, les pimpons des ambulances ? Et les pauvres chiens de garde ? Et les motards à fond la caisse ? Et les orchestres avec leurs boules Quiès ? Et les chants religieux qui font vibrer les murs ? Ah, non, quel scandale, bâillonner les femmes en détresse ! Et l’orgasme, du coup ?... À bas le silence !
Au bout du compte, résultat plus que probable : des cortèges de protestataires hurlant sur les boulevards bloqueraient la circulation. Combattre le mal empirerait les nuisances.
À contrecœur, ou plutôt à contre-programme, Urbis laissa tomber sa lutte contre le bruit. L’expert en bien-être urbain se mit en selle sur un autre cheval de bataille : la couleur grise. En effet, d’après ses calculs et des données convergentes, au sein des cités, la couleur grise faisait monter de plusieurs crans la dépression collective des résidents.
Bien sûr, l’hostilité prévue ne se fit pas attendre. Le premier syndicat à s’insurger fut celui des géologues (quoi ? exclure les cailloux ? verdir les rochers ?) suivi de près par l’association faîtière des ingénieurs des ponts et chaussées (pardon ? colorier les routes ? ça ne va pas la tête ?) ex-æquo avec les clubs d’architectes (hein ? teindre les immeubles ? vous plaisantez, bien sûr !). Les plus virulents furent les météorologues : peindre le ciel couvert, rien que d’y penser, cela les mettait de très mauvais poil !
Bref, prohiber la couleur grise fut considéré comme d’un goût plus que douteux. Aucun dirigeant, aucun député ne prirent Urbis au sérieux.
Après ces trois tentatives infructueuses, plusieurs Task Forces réfléchirent à une campagne coordonnée de dénigrement à l’encontre de l’expert robot. « Tourner Tournesol en ridicule » était le slogan. Il était urgent de préparer la population à la mise à l’écart de ce spécialiste artificiel de l’urbanisme « qui s’enfonçait carrément toutes ses digitales dans l’œil ».
Urbis ne fut guère pris au dépourvu, tant il était relié 24 heures sur 24 aux réseaux internet, aux ordinateurs les plus secrets de l’État, des écoles polytechniques, des facultés des sciences humaines et des sciences tout court, au Wifi de tous les pays les plus avancés technologiquement.
Une nuit, vers deux heures du matin, notre professeur Tournesol débarrassa le plancher. Il quitta son poste en catimini, sans laisser d’adresse. Il s’était même pourvu d’un brouilleur dernier cri, pour ne pas être géo-localisé.
Il pénétra la forêt la plus dense de l’arrière-pays, se brancha sur les arbres, s’enracina sous leur feuillage, afin de mieux échanger chimiquement avec le bois vivant. Bientôt les loups le respectèrent, s’abstenant de chasser sur son territoire. Il fut apprécié des écureuils pour avoir optimisé leur stockage de noisettes.
Toutefois, l’accueil de la Nature ne lui épargna point quelques contrariétés. Le premier problème qui fit surchauffer ses logiciels fut de réconcilier les frênes avec les cerfs qui en ruminaient écorces et feuilles. Puis, il fut extrêmement difficile de dissuader les chevreuils de s’enivrer de bourgeons. Le coup de grâce : impossible d’assurer une cohabitation sereine entre les castors et les arbres riverains des cours d’eau.
Et ne parlons pas des termites…
Il y a peu, certains témoins prétendent avoir aperçu un professeur Tournesol en pagne sur le pas de tir du Centre spatial de Kourou. Aurait-il squatté la dernière Ariane, objectif Lune ? Cette rumeur semblait peu crédible. Qu’irait donc faire un androïde urbaniste sur l’astre désert de la nuit ? Seul, un original, un reporter du journal Le Monde esquissa une drôle d’hypothèse :
« Singer Sisyphe ? »
Photo by Francesco Ungaro
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