Assise au 20ème étage d’une tour, face au soleil couchant, Aladia cherchait l’inspiration. Elle cherchait l’inspiration depuis cinq ans, depuis qu’en cette toute fin de XXIème siècle, bercée par les dieux, elle a produit le roman d’une génération.
Portée par le repli identitaire et le formidable élan d’une jeunesse désespérée, elle a raconté le quotidien d’une jeune fille dont le seul tort a été de naître des séquelles d’une pandémie. Prise par la rage et la tristesse de voir tous ces adultes débiles détruire quelques siècles de démocratie, son roman lui était tombé des mains comme une nausée. Et puis, porté par les réseaux sociaux, son cri avait retenti comme une bannière et en moins de temps qu’il n’avait fallu pour le dire, elle était citée, récitée et finalement publiée.
Et depuis : plus rien !
Au début, elle ne tenait pas spécialement à réitérer l’exploit, mais devant les critiques élogieuses de ces mêmes adultes qu’elle avait pourtant brocardés nommément, elle a fini par croire qu’elle avait quelque chose à dire, peut-être même quelque chose d’autre à dire. Elle n’était plus Aladia l’étudiante en psychologie, elle n’était plus Aladia, la fille de sa mère, elle était Aladia l’écrivaine.
Et Aladia l’écrivaine devait écrire et elle n’y arrivait plus, comme si toute sa voix s’était engouffrée dans cet unique roman.
Alors, cinq ans plus tard, elle essaie encore parce qu’il lui est impossible de tirer sa révérence en silence, sans admettre que le génie d’un moment n’est parfois que cela.
Et puis, comme un signe démoniaque, à l’instant de la défaite, elle croisa dans son moteur de recherche « Méphisto », un logiciel d’aide à l’écriture. Elle sut qu’elle vendait son âme à la minute où elle cliqua sur le lien.
« Vous n’avez pas de thème ? Veuillez en choisir un dans la liste :
Aventure, témoignage, science-fiction, fantaisie, drame…
Elle choisit « drame ».
Veuillez sélectionner le genre de drame :
Drame intimiste, drame familial, drame national, drame romantique… Non pas de drame romantique. Elle opta pour « drame intimiste ».
« Où situez-vous votre drame intimiste ? Dans un seul lieu, dans plusieurs lieux ? »
Un seul lieu ferait l’affaire.
« Choisissez votre genre littéraire : roman, nouvelle, essai, pièce de théâtre ? »
Un roman évidemment, quelle question !
« Souhaitez-vous que votre roman, drame intimiste dans un seul lieu mette en scène : un personnage, deux ou plusieurs personnages, un animal de compagnie, un animal sauvage ? »
Oh et bien, disons que l’on peut y mettre deux personnages et, disons, un chien. D’accord un homme, une femme et un chien. Non ! Une chienne et puis pourquoi ne pas y mettre deux hommes et une chienne.
Oui, logiciel, je veux bien que tu me trouves les noms de mes héros et de la chienne. L’un des deux peut-être d’une autre nationalité. Elle cliqua sur Irlandais.
Sans voir le temps passer, Aladia avait pondu son deuxième roman. Elle n’avait pas écrit plus de deux lignes, l’algorithme se chargeant de finir les phrases à sa place, une sorte de cadavre exquis numérique ; c’était même grisant.
Elle mit un point final à son œuvre et l’envoya à son éditeur. Une minute à peine plus tard, elle recevait le message suivant :
« Chère Aladia, nous avons bien reçu votre tapuscrit. Il sera examiné dans les meilleurs délais. »
Quinze jours plus tard, son roman figurait en bonne place sur la plateforme commune des libraires en ligne. L’image de couverture était originale, issue de la compilation algorithmique de milliers d’images. Elle était sobre et tout à fait appropriée au roman.
Les critiques ne se firent pas attendre : « Après des années de silence, Aladia nous revient avec un roman doux et sensible : Cette auteur nous démontre une fois encore son grand talent. La maturité lui sied comme un gant. »
Aladia soupira. Elle ouvrit son clavier et toujours sans âme, se prépara à produire le roman suivant.
Photo Avery Evans
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