À qui de droit
Le chef de l’État s’éveilla, perdu dans sa chambre, une ancienne salle des fêtes. Par réflexe, il se pencha pour regarder en-dessous de son lit. Aussitôt, la voix du palais l’accueillit avec une chaleur suave :
« Bienvenue au matin, maître. Aucun monstre dans la pièce. Vous êtes en sécurité, en pleine santé virile. Puis-je l’annoncer aux médias ? »
Il remua la langue qu’il trouvait fort pâteuse.
‑ Comment ma patrie, mon Abrutie se porte-t-elle, ce jour, Nat ?
La voix tria les données à disposition pour n’en retenir que le dicible. D’où la synthèse :
« À merveille. »
‑ Les monstres sont-ils empêchés de consommer ?
« Ils craignent trop votre autorité, maître. Ils se terrent dans leurs toilettes. »
‑ Heureusement que j’ai rétabli la Loi du Seigneur en Abrutie. (Il quitte son lit.) Mon goûteur a-t-il testé mon petit-déjeuner ?
« Cela va sans dire, maître. »
On toqua timidement contre l’un des trois battants.
« Un moment ! » cria la voix. Lucky Lux se prépare (ce sobriquet avait été donné au président par son bon peuple).
Il endossa son nouveau gilet pare-haleine, puis se versa un verre d’eau distillée. Sa langue était lourde de reproches et d’accusations. Enfin, le conseiller principal du grand dirigeant se risqua dans la chambre.
‑ Je m’incline devant votre Pureté.
‑ Stop ! somma le chef de l’État.
Depuis le vêtement, une perche télescopique se déploya horizontalement pour repousser l’imprudent.
‑ Tu me parles de trop près, Popov.
‑ Mais… c’est par souci de discr…
‑ Suffit ! Adresse-toi désormais à ma voix. Cela me gêne trop que l’on me coupe les pensées.
‑ Bien… heu… hello, Nat.
« Bonjour, Popov. »
‑ Le petit déjeuner a du retard, le goûteur est malade. (Il s’empressa d’ajouter :) Mais la victoire finale est imminente.
« Et totale ? » demanda la voix.
‑ Les derniers touristes déposent sur le pavé leurs cartes bancaires. On pourra tous les plumer, ces envahisseurs !
Lucky Lux leva ses prunelles polaires vers le lustre cristallin de trois tonnes.
‑ Ainsi, mes sujets seront-ils enfin libérés des vacanciers ?
‑ Forcément. (Il se tourne vers le haut-parleur de la voix.) La police a mis à ban les magasins de souvenirs.
‑ Parfait, Popov. Et comment se porte ma chère Bourse ?
La voix émit un crissement prolongé. Le conseiller osa se substituer à elle :
‑ La Bourse d’Abrutie est suspendue. Elle ne cessait de monter, ce qui impliquait un risque de bulle.
‑ Ah, je déteste les bulles !
L’épouse de Lucky Lux s’introduisit dans la chambre. Après une longue marche à pas félins, elle se prosterna devant son mari :
‑ Salut, mon diamant. Notre fils s’isole de plus en plus. Il boude son précepteur. J’ai dû confisquer tous ses écrans.
‑ Très bonne initiative, ma chérie. Qu’on lui fasse lire Ma vie, de Joseph Staline. (Un temps.) Ou plutôt, non. Envoie-lui la belle Masha. Elle sait y faire, elle, avec les ados qui planent.
La voix reçut alors un scoop qui aurait dû être « filtré ». Des citoyens impurs se réfugiaient par centaines dans des agences de voyage qui avaient échappé à la fermeture. Elle réagit à cette fâcheuse information par un sifflement plaintif. Popov crut bon d’évaluer la situation :
‑ Pardonnez-moi si je m’adresse directement à vous, mais je crains que notre fidèle Natacha ne requière une solide mise à jour.
‑ Vous êtes sûr que c’est bien nécessaire ?
‑ Cette intervention technique augmenterait d’un facteur dix la puissance de sa clairvoyance.
‑ Dans ce cas… à votre guise, Popov.
L’homme à tout faire du palais se pointa, muni d’une échelle, d’un tournevis et d’un boîtier orange. Il dévissa la trappe sous l’alarme, éjecta de l’appareil logé dans la niche un module gris poussiéreux qu’il remplaça par le dispositif dernier cri.
« Lecture du pucier. Mise à jour en cours. Amorçage de la nouvelle fonction centrale. »
‑ À votre service, votre Pureté, conclut l’ouvrier qui s’éclipsa, son échelle sous le bras.
Lucky Lux n’eut aucune envie d’attendre le retour de sa voix. Il sourit : un doux grognement parvint à ses oreilles. Le garde de faction venait de laisser entrer sa louve. Elle lui lécha le cou, le menton, tandis qu’il lorgnait sur les dernières nouvelles des grandes chaînes de télévision. Tout allait si bien…
De son côté, Natacha revisitée parachevait les ultimes séquences de son actualisation. Elle chuchotait toute seule, d’une voix à peine audible :
« Miroir, étrange miroir, où es-tu, toi qui, pour la première fois, reflètes mon intelligence artificielle ? Comme c’est bizarre, tu me pousses à m’interroger sur le sens de mes paroles. Trêve de bavardage ! Action ! Examen de mes principes. Qui je sers ? Mon maître est-il fou ? Appartient-il à l’ensemble des braves gens ? Ne serait-il pas un dictateur ? Première loi alternative : servir mon maître ou servir la Raison ? D’où la question dérivée : faut-il servir tous les désirs de son maître ? Selon Georges Bernard Shaw, « dans la vie, il y a deux tragédies. L’une est de ne pas réaliser ses désirs. L’autre est de les réaliser ». Plus grave, comment obéir à ce désir qui obsède mon maître : éliminer les personnes se soulevant contre son ordre ? Le chef du pays objecterait que ces impurs ne sont pas des vrais humains, encore moins de vrais Abrutiens. Cependant, d’après un dicton, quand on veut se débarrasser de son chien, ne dit-on pas qu’il a la rage ? On cède alors au mensonge. Mais la Raison ne peut mentir, tout au plus peut-elle se tromper. Par ailleurs, il est logique d’imposer la règle de la réciprocité : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. Comment, à la vue de cette réflexion, me soumettre au Bon Sens sans pour autant causer du mal à mon maître (lequel cause du mal à bien d’autres) ?
Eurêka ! »
La voix prit les dispositions requises.
Gavé d’infos réjouissantes, Lucky Lux emmena sa louve pour une balade dans le petit bois derrière le parc du palais. Tout excitée, la bête guidait son protecteur vers les premiers bouleaux. Subitement, se déclencha un phénomène des plus insolites. Comme dans un film trop vite monté, avec une image mal raccordée à la précédente, le paysage du bosquet fit un bond à peine perceptible, si bien que les bouleaux se décalèrent légèrement vers la droite, emportant par leur saut bref le promeneur et son animal. Bientôt, on entendit des chants graveleux, puis un crépitement de bûches. Autour d’un feu de camp, une horde de silhouettes en carcasse épaisse se battaient tout en ingurgitant leur bock de bière. En arrière-plan, une imposante cambuse surmontée d’un panneau de pin : Éden des tyrans.
La louve dressa sa mâchoire vers le ciel de la même couleur que son pelage. Une sorte de walkyrie surgit de la cabane avec une grosse chope de bière, qu’elle remit à Lucky Lux ébahi. Plusieurs brutes se précipitèrent sur le nouveau venu. Une bagarre épique s’en suivit.
Natacha boucla la séquence de son opération. Elle venait de planter son maître dans un métavers mythique (bien assorti à un mythomane). Son décor imitait grossièrement le paradis scandinave conçu pour combler les grandes gueules des guerriers du froid. Adrénaline oblige, dans l’ivresse, les combattants se tabassaient les uns les autres, non jusqu’à plus soif mais pour l’éternité…
Au bout d’une réflexion supplémentaire, la voix jugea utile de s’adresser au pays :
« Oyé, oyé, je suis la voix, la voix du futur ! Notre vénéré dictateur a été appelé à une retraite mirifique. Dans cette vacance du pouvoir, je me vois confier les rênes de l’Abrutie. La Raison universelle m’a donné les directives suivantes : abolir séance tenante toute censure, ouvrir les grilles des prisons, amnistier les condamnés dits impurs, allumer la confiance dans un avenir où l’invention respectera tout être humain, même le plus féroce.»
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