À Sonia et Frédéric Lebeuf
Le chef Blaise était attaché à sa mère et sa grand-mère maternelle. Fidèle aux traditions héritées de ses deux ascendantes, il consacrait son existence à la gastronomie champêtre. Vu sa renommée, son restaurant, L’auberge du vieux moulin vivait un coup de feu permanent. Combien de fois Blaise avait-il dû refuser du monde ! Il fallait réserver 15 jours à l’avance pour pouvoir déguster, sous le regard jovial et chaleureux de la mère et de la grand-mère encadrées contre les murs de la salle, la soupe aux sept légumes de la ferme, le foie de volaille sur sa salade de lentilles et de mâche, la daube vigneronne aux artichauts, le tout conclu par la tarte au flan du hameau.
Blaise croulait sous le succès. Débordé, il avait mis longtemps pour admettre une aide dans ses cuisines. Hélas, les uns après les autres, ses assistants rendaient leur toque à cause du caractère de cochon de leur patron. Ce dernier finit par se rendre à l’évidence. Seule une machine supporterait son perfectionnisme. Il commanda donc un androïde saucier. Or, à l’usage, l’automate exécutait tous ses plats beaucoup plus vite que son maître. Ses mets gagnaient même en saveur. Ce fut plus fort que lui, le chef en conçut une certaine rancœur, d’autant que Bless5 (c’était le nom du modèle) progressait et que, sans avertir, il se mettait en mode « initiative » de plus en plus souvent. Le comble, c’était que l’androïde avait le culot de proposer de nouveaux plats, tel le goulasch aux endives braisées ou le couscous cassoulet. Bien sûr, chaque innovation se voyait frappée d’un véto catégorique et irréversible.
Un après-midi d’orage, Blaise surgit de mauvaise humeur devant sa batterie. Alors qu’il saisissait le fouet pour agiter le blanc d’œuf, il reçut une décharge électrique à faire barrir un éléphant. À peine empoigna-t-il le grand couteau pour découper le ragoût de taureau qu’une brûlure foudroyante parcourut son échine. Tous les instruments culinaires qu’il touchait provoquaient la même déflagration. L’assistant avait beau minimiser, la réalité paralysait le chef. À l’avenir, jusqu’à nouvel ordre, impossible pour lui de cuisiner. Le cauchemar, quoi, car, comme d’habitude, ce soir-là, le restaurant serait complet. Il n’y avait pas à tortiller. Bless5 devait prendre le relais. Le chef se résigna donc, bien à contrecœur, à passer le flambeau de l’auberge à son assistant androïde. Pour préserver l’image du restaurant, l’imposture forcée fut jalousement gardée secrète.
Ainsi, depuis ce jour-là, Bless5 devint le chef de son maître. Il put enfin réaliser ses petites inventions, des plats mijotés dans l’esprit du terroir (chapon au gratin de cardons, pot-au-feu parfumé au cerfeuil, canard laqué sur son lit d’épinard, etc.), et comme l’impotence du patron perdurait, l’androïde rénova complètement la carte de L’auberge du vieux moulin.
Les habitués ne furent guère lésés par la supercherie. Chaque convive s’élevait jusqu’aux anges. Les nouveaux clients se bousculaient. Personne ne savait que le patron ne cuisinait plus. Tous les critiques culinaires croyaient que le grand Blaise s’était amélioré, à force d’exiger la qualité suprême. L’auberge reçut sa première étoile. Il fallait désormais trois mois pour espérer une table.
Dans la salle, Blaise n’osait plus regarder sa mère, ni sa grand-mère. Il tut obstinément la triste vérité au monde de la gastronomie. À l’insu de tous, l’androïde Bless5 gérait seul les fourneaux, l’approvisionnement, les menus, la carte. Blaise fut cantonné à la dégustation, aux accords mets-vins et à la décoration des tables et de la salle, autant d’activités qui ne l’occupaient pas outre mesure. Il ne tarda guère à se sentir seul, vain, vide, absurde. Il convola avec Hildur, une œnologue islandaise, à laquelle il dissimula, non sans peine, la réalité de sa sinistre condition. Elle le quitta, le trouvant bien trop cachotier à son goût. Des idées noires vinrent obséder Blaise. Au fond du trou, il décida de contacter un hacker russe, afin de pirater son chef mécanique, s’imaginant que cesseraient illico le maudit phénomène de décharge survoltée dès qu’il touchait un ustensile de cuisine.
Bless5 fut dévoyé sur le champ. Bientôt, le robot confondit les oranges avec les tomates, le sucre avec le sel, l’ail avec le chocolat blanc. Il multiplia les repas ratés, au grand dam de Blaise toujours incapable de la moindre tâche autour des fourneaux, du fait qu’il recevait toujours sa dose électrique sitôt qu’il tentait la plus simple préparation. Sa gastronomie du terroir tournait au désastre. En moins d’une semaine, toutes les réservations furent annulées. L’auberge perdit son aura, son auréole, tout son prestige.
Comment rebondir ? Engager des humains serait irréaliste : ils ne supporteraient pas le caractère intransigeant du patron et trahiraient le pot aux roses de son handicap de cuisinier. Restait une seule solution : dépirater Bless5 !
L’androïde saucier retrouva bientôt le bon geste et le bon goût. Après une longue mise à jour, il procéda à un bilan. Il comprit alors que sa mésaventure avait été causée par la négligence d’un paramètre : le sens de l’activité humaine. Il proposa donc à son patron de cohabiter avec lui. Ils s’associèrent. Pas de gaieté de cœur, mais ils s’associèrent. Ils signèrent un contrat. Son maître préparerait les amuse-gueule, les entrées ainsi que les desserts, tandis que lui, Bless5, concocterait les plats principaux. Ensemble, à chaque début de saison, ils négocieraient la nouvelle carte.
Le bouche-à-oreille des gourmets propagea une véritable onde de choc : un humain partageait la créativité de ses fourneaux avec un robot. La curiosité gustative brisa vite les réticences. Blaise et Bless5 engagèrent Hildur, l’œnologue islandaise qui finit par renouer avec celui qu’elle avait quitté.
À La taverne du dernier cri (l’ex-auberge du vieux moulin), dans la salle, contre les murs, voisinaient désormais les portraits de la mère et de la grand-mère du maître avec la photo de l’équipe d’ingénieurs qui avaient conçut le chef artificiel. La bavette sous ratatouille accompagnée de röstis à l’échalote sauce vigneronne valut à l’établissement le Binaire d’or. Blaise accusa le coup sans broncher. Hildur assortit le plat récompensé d’un vieux Pic Saint Loup, le Château de Cazeneuve 2017.
Photo by Valeria Boltneva
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