On aurait entendu une mouche voler. Sur son siège capitonné, le chauve qui prenait des notes tira un vif trait large vers le bas de sa feuille. En face de lui, dans un vieux fauteuil, le frisé blond frottait doucement ses paumes moites.
‑ OK, dit l’homme au carnet, avant de prendre son souffle. En guise de bilan à nos 39 séances, monsieur Ducommun, serait-il correct d’affirmer que vous souffrez de la platitude de vos pensées ?
‑ Non. Pas du tout.
‑ Ah ? (Il tripota son stylo.)
‑ Moi, je dirais plutôt que mes pensées ne m’intéressent guère. Mes pensées m’ennuient.
‑ Mmh… Pensées ennuyeuses, pensées plates, cela ne revient-il pas au même ?
‑ Beaucoup de mes semblables semblent s’accommoder de leurs pensées plates.
‑ D’accord… Bien… (Après plusieurs « mmh… ».) Je crois qu’il est temps que je passe le flambeau à mon assistant, la ressource idéale pour prendre en charge votre genre de complexe.
‑ Complexe ?
Le psychologue se leva, salua son patient, puis, quitta le cabinet à grandes enjambées. Laissé seul avec le sentiment d’être abandonné, le frisé blond ne voulut surtout pas penser, si bien qu’il explora les alentours du bureau de son thérapeute. C’est alors qu’au creux d’un recoin, il découvrit un bel aquarium visible seulement vers l’arrière de la pièce. Oui, un bien bel aquarium, vraiment, sauf que dans l’eau, pas le moindre poisson. Un aquarium vide, quoi !
‑ Comme mes pensées ! s’exclama Ducommun.
Soudain, dans le vestibule adjacent, des pas lourds se rapprochaient… Le patient fonça vers son fauteuil. Sitôt que la porte s’ouvrit, une voix presque gutturale retentit :
‑ Bonjour, monsieur Ducommun. Je suis votre aide psychique. On m’appelle LAM. Lucidité artificielle médicale.
L’homme assis se crispa. Ses mains serrèrent les accoudoirs couverts de velours.
Sacoche en bandoulière, l’assistant était vêtu d’un cache-poussière gris, gris comme la matière grise. Son visage blanc, telle la substance blanche, était dépourvu d’appendice nasal. Ses prunelles semblaient lumineuses. Ses lèvres esquissaient un sourire durable, voire définitif. Avant d’extraire de sa sacoche quelques ustensiles, l’androïde proposa, illico, une alternative :
‑ Que préférez-vous, la couronne ou le diadème ?
‑ Pardon ?
‑ L’un comme l’autre, ces dispositifs remplissent une même fonction : éliminer les possibilités de diagnostic non pertinentes, parmi les trois pistes qui s’imposent. 1) Vous êtes un perfectionniste déprimé, vous vous infligez une blessure narcissique chronique. 2) Votre tonus mental trop faible freine ou appauvrit ce qui vous vient à l’esprit, d’où vos pensées banales. 3) Dans vos méninges, l’itinéraire nerveux qu’emprunte la circulation de votre conscience s’est figé dans une mauvaise routine.
Le frisé faillit baver.
‑ Avec un tel instrument sur la tête pendant 24 heures, nous allons pouvoir clarifier la cause de votre médiocrité intellectuelle, et, en conséquence, choisir la cure optimale.
Ducommun se couronna lui-même, comme Napoléon.
‑ Ha, monsieur, n’oubliez pas ce portable. Son écran de contrôle affiche en direct les graphes de vos ondes cérébrales.
Mi-figue, mi-raisin, le patient repartit, équipé de son lecteur d’encéphale.
À peine eut-il validé son ticket dans le 33 qu’il se sentit opprimé par les regards critiques qui convergeaient vers sa personne. Peu discrète, sa coiffe royale semblait mal perçue par les passagers, sans compter qu’elle contrastait avec la basse estime qu’il vouait à son activité mentale. Il allait ôter de son crâne ce qui passait pour être une prétention de monarque, histoire de couper court à la risée collective, mais, à peine toucha-t-il l’appareil qu’une alarme assourdit tout être nanti de tympan, à bord de ce tram. De quoi s’enfoncer dans le malaise. Aussi, envers et contre tous, il garda cet attribut de roi sur ses cheveux frisés.
Alors qu’il approchait à pied son domicile, il heurta des passants, manqua de peu une poubelle. L’écran de contrôle l’obnubilait. On y remarquait une sorte d’effet d’un tremblement de terre : ce qui ressemblait à des ondes sismiques gagnait en amplitude, avec même des pics très acérés. Comparer ses pensées aux secousses d’une croûte continentale lui laissa comme un arrière-goût de lourdeur. Tandis que trois graphes oscillaient en parallèle, l’onde dite « gamma » s’intensifiait à outrance et bientôt l’onde dite « alpha » s’affadissait, aplanissant peu à peu ses moindres rebonds. Une voix douce s’éleva du portable :
« Concentration sur-sollicitée ; relaxation en chute libre. »
L’étonnement que lui valut cette focalisation soutenue sur sa pensée renforça curieusement son désir de progression. Toute la journée, toute la soirée, jusqu’à un bout de la nuit, ses yeux ne lâchèrent plus les traceurs digitaux qui schématisaient ses états mentaux. Il vivait ces mesures comme des actions qu’il venait d’acheter à la Bourse, guettant les hausses et les baisses de ses performances.
Au bout des 24 heures convenues, il se retrouva, épuisé nerveusement, chez l’assistant de son psychologue, lequel assistant ne dissimula point sa perplexité :
‑ Aussi vrai que je m’appelle LAM, si j’étais humain, je serais désolé pour vous, monsieur Ducommun. Vos résultats ne donnent rien de net. Pour compléter votre examen, il faudrait envisager un électro-gastro-graphe qui étudierait l’interférence de vos viscères sur votre esprit.
‑ Je ne pige rien à votre charabia.
‑ Les courbes de vos ondes gamma sont anormales, atypiques, ininterprétables. L’attention que vous orientez vers votre conscience est excessive. Cet effet miroir fausse les données, tel un observateur devant une glace à l’affût de son regard authentique. Cette introspection surchargée qui vous pompe toute votre énergie préexistait sûrement avant votre couronnement. Cela pourrait en partie expliquer pourquoi vos pensées manquent d’envergure.
‑ Ah, mais, dites donc, vous ne me comprenez pas ! Ce ne sont pas en elles-mêmes mes pensées qui me désolent, ce sont les thèmes mous de mes pensées. Un peu comme les sujets de conversation dans un ascenseur.
‑ Parler du temps ne vous intéresse donc pas ?
‑ Non, en effet.
L’entrée du cabinet carillonna… Long, long, long silence.
‑ Alors, LAM, allez-vous enfin rendre mes pensées intéressantes ?
‑ Dites-moi, monsieur Ducommun, à part vos pensées, qu’est-ce qui compte pour vous ?
‑ La pétanque, la cuisine suisse, quelques jeux vidéo comme « Alien Pursuit ».
‑ Lisez-vous ?
‑ Pour quoi faire ?
On carillonna de nouveau... Les globes oculaires de l’androïde semblèrent fusionner.
‑ Eurêka ! Bingo ! (Un long ronronnement félin.) J’ai trouvé le diagnostic ! Il exclut les trois envisagés initialement. Il vous manque les pièces nécessaires pour vous interroger sur le réel. Limité par votre vécu et votre perception, vous souffrez d’une sévère carence philosophique. Vous ne pensez pas ce que vous voulez parce que vous ne savez pas ce que vous voulez penser.
‑ Heu…
Le carillon retentit encore, cette fois ses tintements successifs en cascades…
‑ Vous avez besoin d’un maître à penser, voilà tout. Je possède d’excellents logiciels pour remédier à votre insuffisance. (Il sortit de sa poche un agenda wifi.) Voyons, voyons, pourrait-on fixer les sept prochaines séances ? Nous y aborderons le thème de l’appétit de reconnaissance chez les êtres humains. Qu’en pensez-vous ?
Une voix grognarde perça la porte d’entrée du cabinet :
‑ Ohé, là-dedans ! C’est le livreur de poissons pour l’aquarium ! De beaux poissons gris…
Photo by Binti Malu
Comments