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Le robot, le bébé et l’encenseur par Robert Yessouroun




À mon père, héritier (sur les bords) de Spinoza


Vers quatre heures du matin, sur une île d’Estonie, dans la maison du guide spirituel d’une communauté religieuse :

‑ Ououououain !


Le nouveau-né, une petite fille bien potelée, pleurait à nouveau chaudement dans son berceau de soie blanche, bordée de noir et de bleu. À son chevet, engagée depuis la veille, la nouvelle nounou quantique à hydrogène passait en revue les causes possibles de ces pleurs décidément trop fréquents. La faim ? Le biberon ne la tentait guère. Des gaz, des couches sales, une irritation cutanée ? Non, tout bien vérifié, rien de cela.


Réveillé une fois de plus, le père, un jeune guide des consciences, un encenseur prometteur, diadème halogène sur la tête, les yeux rougis d’épuisement, s’enquit de ce qui tourmentait tant la petite :

‑ Pourquoi ces vagissements, Golom ?

‑ Peut-être votre fille vient-elle de découvrir la lune, maître, plaisanta l’androïde novice, pour couvrir son ignorance.

‑ Veille à ce qu’elle ne réveille pas sa mère, Golom. Elle est déjà si éreintée par nos méditations sur le sens de « donner la vie ».

‑ Vous méditez à deux sur le sens de donner la vie ? reformula le robot qui saisissait mal le propos.

‑ Oui, donner la vie est un grand privilège offert par Dieu. C’est le summum du merveilleux.

Le bébé redoubla ses pleurs. Par ses narines artificielles, l’androïde lui souffla un air tiède sur le front.

‑ Le summum du merveilleux ? Allez-vous me donner la vie ? demanda l’automate sans interrompre son souffle.

‑ Portes-tu le diadème ? le toisa l’encenseur, désignant ce qui le coiffait.

La petite s’égosilla de plus belle.

‑ Seigneur, aide-nous ! Protège au moins le sommeil de mon épouse !

Le robot berça le nourrisson, sans grands effets.

‑ Pauvre minouchette ! la plaignit son père. Elle doit s’impatienter de tremper les pieds dans la bière du rituel pour son huitième jour.

‑ En tout cas, maître, elle n’est pas malade, n’a ni trop chaud, ni trop froid.

‑ Peut-être est-elle triste de ce qu’elle a perdu à la naissance ?

Golom reposa le bébé presque silencieux dans son berceau.

‑ Qu’aurait-elle perdu, maître ?

‑ Sa venue au monde lui a fait oublier les contes enseignés par son ange pendant la grossesse.

‑ Quels contes ?

‑ Les contes inspirés de l’Éternel.

‑ Tiens, tiens… dit l’androïde, comme étonné.


L’encenseur réfléchit en quittant la petite pièce attenante de sa chambre. Subitement, il se retourna :

‑ Je vais avancer la cérémonie qui console de cette perte du savoir angélique. Qui sait, notre fille se lamente peut-être d’un manque de sollicitude.


L’automate cadrait mal les perspectives de l’homme religieux.

‑ Mais enfin, maître, il est plus probable que votre bébé pleure simplement par surexcitation. N’a-t-il pas vu défiler beaucoup d’admirateurs ce dernier jour ?

‑ Tu ne crois pas aux anges, toi, hein, Golom ? Après tout, tu n’es qu’un modeste robot, une machine limitée par la raison.

‑ Je connais l’expression « être aux anges ». Mais cette formule est figurée, n’est-ce pas ?

‑ Les anges du Seigneur ne sont pas des créatures figurées, Golom.


L’androïde changea délicatement la position du bambin, puis, lui caressa le visage joufflu. La petite saliva.

‑ Elle sera plus sereine une fois présentée à la communauté qui priera pour elle. Au cours de la cérémonie, son nom sera révélé.

‑ Qui va lui donner un nom ? s’enquit le robot qu’on aurait dit perplexe.

L’encenseur fit comme s’il n’avait pas entendu la question.

‑ Elle s’appellera Rosée. La rosée évoque la manne secrète qu’offre le Seul et l’Unique.

Cette réponse dévote poussa l’automate vers une multitude de calculs…

‑ C’est quoi, maître, la différence entre la poésie et la religion ?

‑ Question délicate, en effet, admit l’encenseur décontenancé (fatigue oblige).


Après une brève errance spirituelle, il se risqua :

‑ Ma foi, la poésie, c’est le meilleur de l’être humain. C’est l’être humain rêvé par Dieu.

‑ Et la religion ?

‑ C’est l’élévation de la poésie vers le Créateur.

‑ Et quelle est ma religion, maître ?

Le docte Estonien faillit avaler sa langue.

‑ Hem… Toi, tu n’as pas besoin de religion. Tu n’es que le quantique des quantiques. Tu n’as pas d’âme.

‑ Et je ne vous demande pas ce qu’est l’âme, n’est-ce pas ?

‑ Non, seul le Tout-puissant le sait.


Le bébé repleura. Cette fois, c’est le père qui le souleva dans ses bras, pour le bercer un peu énergiquement.

‑ Attention, maître ! Surtout ne pas le secouer !


Une silhouette apparut dans l’embrasure de la chambrette. C’était la mère. Le visage bouffi, les traits creusés, ses cheveux sombres défaits, elle murmura :

‑ Pourquoi Stella pleure-t-elle ?


Son époux serra les poings. Il n’avait pas encore sérieusement discuté du prénom avec sa femme.

‑ Rassurez-vous, madame. Elle va s’apaiser, affirma le robot nounou. Vous pouvez retourner dormir sur vos deux oreilles.

‑ Dieu merci ! s’exclama-t-elle.


À la voix haute, aigüe, de sa mère, la petite poussa des cris plus intenses que jamais. Accablée, la femme leva les bras vers le ciel.

‑ Que Vous ai-je fait, Seigneur ? Pourquoi me punissez-Vous ?


L’androïde, qui débutait ses services dans la famille, se dressa d’un bloc et vociféra pour dominer la rage du nourrisson :

‑ Quoi ? Dieu vous embête, maîtresse ? Il vous veut du mal ?


Elle ne réagit guère, obnubilée par la fureur envahissante de son enfant qu’elle blottit contre sa poitrine. En vain.

‑ Sachez-le, je me charge de Dieu, madame, poursuivit Golom. Selon la première loi de la robotique, je ne peux laisser personne nuire à mes maîtres.


Le nouveau-né se tut. Sa mère reposa sa petite puce dans le berceau.

‑ Bonne fin de nuit, Stella, chuchota la maman, la mine épuisée.


D’un œil intéressé, l’autre sous la paupière alourdie par l’insomnie, l’encenseur étreignit sa femme hagarde contre lui, avant de s’adresser à l’androïde très remonté :

‑ Que Dieu me pardonne, mais comment toi, Golom, humble automate, par quel miracle pourrais-tu « te charger » de notre Seigneur ?

‑ Très simple, en vérité. Ça ne sera pas agréable, mais ça ne sera pas dangereux, donc ça ne vous nuira pas.

‑ Mmhh ?

‑ Puisqu’Il semble aussi nocif qu’injoignable, je vais L’isoler de vos prières.

Le jeune guide des consciences frémit, la joue contre celle de son épouse.

‑ Mais… heu… que… comment… vas-tu t’y prendre ? (Il osa envisager :) Par brouillage ? Que Dieu nous en…


Au mot « Dieu », l’encenseur reçut un sacré choc électrique. Son épouse s’affola :

‑ Chéri, mon Dieu !


À son tour, la femme convulsa dans une danse de Saint-Guy.

‑ Le Seigneur ne vous embêtera plus de sitôt, sourit la nounou quantique à hydrogène.

Alors, peu après, dans le berceau, le bébé se mit à respirer de manière plus calme, plus profonde. Rosée ou Stella émettait un léger ronflement proche d’un doux gargouillis. Et ses parents pouvaient espérer enfin une nuit dans les bras de Morphée…


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