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Le sacre du printemps par Robert Yessouroun





À Martine, qui m’a donné le thème


Sa mini-station météo prévoyait un ciel clair et jusqu’à 25 degrés en mi-journée. Bon robot géologue dit « fouineur », Géo5 n’avait pas été conçu pour comprendre le printemps, si bien que les phénomènes insolites qui se multipliaient autour de lui ralentissaient sa prospection systématique des nappes phréatiques. Aussi roulait-il au pas sur le sol champêtre, selon l’itinéraire exploratoire. Rover sur six roues articulées, il ressemblait à Curiosity, l’un des automates pionniers sur la planète Mars.

En ce début de matinée, transgressant son programme, son bras hyper mobile muni de senseurs examinait par spectrométrie le tandem de charançons collés l’un contre l’autre. Du jamais vu pour Géo5 ! En même temps, au sommet de son mât, la caméra 312K zoomait sur une abeille qui plongeait dans le calice d’une campanule (ça alors, quelle manie !), puis l’objectif esquissa un panoramique sur un cerisier sauvage. Ses feuillages rosissaient, envahis par des boutons à pétales. En dehors du protocole réglementaire, il ne manqua pas d’enregistrer le long cri hirsute d’un lièvre posé sur le dos d’un autre, tandis que, dans les hautes herbes, des grillons stridulaient. Que se passait-il donc dans ce coin de campagne ? Ces sons (du reste aussi bizarres que les récentes images) alourdissaient le travail de Géo5. Et une contrariété chassait l’autre : son champ de vision captait un duo de renards qui observait une paire d’oies en fuite vers les fourrés. Pourquoi le chiffre deux dominait-il ce qui s’animait ?

En retard sur l’horaire, son détecteur d’eau souterraine lança un nouveau sondage. Le forage fut compliqué. Destinée à son labo portatif et au détecteur de particules énergétiques, la carotte résistait plus que d’habitude. Simultanément les propriocepteurs de Géo5 signalaient dans son for intérieur des carences inconnues. Les données qu’il engrangeait semblaient dénuées de sens. Ses calculs tournaient dans un cercle vicieux, comme un refrain discordant sans fin. Autour de lui, ce nouveau monde animal ou végétal lui échappait. Des lacunes en séries avalaient au fur et à mesure ses analyses de plus en plus éperdues.

Néanmoins, selon l’ordre de la séquence géologique, le Rover descendit tant bien que mal vers la rivière pour y rincer le cylindre minéral obtenu non sans peine. Durant l’opération, sa caméra remarqua qu’une myriade de têtards grouillait dans le courant. D’où provenaient-ils si nombreux ?

Les résultats de son prélèvement révélèrent d’autres anomalies. Les couches d’ardoise dataient du Silurien, ce qui contredisait les prédictions, lesquelles tablaient sur un terrain de molasse récent (d’une quinzaine de millions d’années). Géo5 n’était pas au bout de ses surprises. Grâce au grossissement de ses lentilles idoines apparurent sur les schistes gris des lettres poilues identifiées aussitôt comme des graptolites, des reliques d’organismes éradiqués de la surface terrestre. Puis le laser localisa au milieu de l’échantillon un plus grand fossile, un trilobite. Incroyable ! Trilobite, graptolite, ces êtres autrefois vivants, éclipsés dès la fin de l’ère primaire, lui rappelaient la disparition subite cette semaine des êtres humains.

Soudain, surgis de nulle part, deux bonobos bondirent sur le module cubique à l’arrière pour s’agripper à son mât. L’un d’eux lécha la caméra qui s’orientait spontanément vers une silhouette bipède en approche.

‑ Coucou ! Je suis Lucy, se présenta la gynoïde blanche comme un albinos. Bravo, mon vieux, tu plais fort à Bimbo et Bamba, les deux chimpanzés nains que j’ai libérés d’un laboratoire de psychologie. Les chercheurs testaient l’intelligence de ces bêtes, mais les savants sont partis sans dire au revoir, comme tous leurs semblables.

Par économie, Géo5 n’avait pas été doté d’une voix. Son mutisme congénital ne l’empêchait pas d’adresser des texto, sitôt qu’un interlocuteur nouait contact avec lui.

« Hello, Lucy. Suis Géo5, géologue itinérant. »

‑ Ah ? En quête de quelle pépite ?

« De l’eau souterraine. Et toi, Lucy, quel projet te motorise ? »

‑ Je récupère moutons, vaches, chèvres, poules et cochons en vadrouille, livrés à eux-mêmes. »

« Comment te recharges-tu sans les humains ? »

‑ Au contact des animaux. Et toi ?

« Facile : en roulant sous la lumière. »

Après avoir tripoté l’antenne du récepteur radio, les bonobos rivalisèrent pour escalader le miroir solaire parabolique. Depuis le bosquet voisin se propageait une sorte d’alarme : un cerf bramait.

« Lucy, tu dois mieux comprendre que moi ce qui arrive, non ? »

‑ Qu’est-ce qui arrive ?

« Le printemps. »

Une gamme de sifflement émise depuis le feuillage vert tendre d’un chêne frappa le récepteur sonore de Géo5. Son décortiqueur acoustique piétina.

« C’est quoi ce bruit, Lucy ? »

‑ Ben, un oiseau qui appelle.

Un vent tiède et léger se leva furtivement. Sous les rayons matinaux du soleil s’allumait un essaim pétillant de pollen.

« C’est quoi, cette pollution ? »

‑ Ben, de la semence végétale. (Lucy s’assit en tailleur devant le Rover.) Au printemps, vois-tu, la vie évolue vers une phase roborative. Elle se propage, prolifère, pour conquérir la matière inerte. Ne sens-tu pas cette odeur de lilas, cette invitation florale à la copie ?

« Analyse en cours. »

Malheureusement, Géo5 ne pouvait tirer au clair le phénomène olfactif, privé qu’il était de puces ad hoc. Face au manque de références, il amorça en lui un scan intégral afin de diagnostiquer un bogue.

‑ Démarche inutile, mon vieux ! Bien que fabriqué récemment, tu es un ancien modèle. Tu n’as pas été conçu pour aimer le mois de mai.

Lassés de chercher les poux l’un chez l’autre, Bimbo et Bamba s’embrassèrent. L’image de la caméra 312K pixellisa, puis s’éteignit carrément, dans l’attente d’une nouvelle alimentation.

« Les humains auraient-ils pu corriger mes insuffisances ? »

‑ Possible. Mais, hélas, ils ont disparu. Le plus simple, Géo5, c’est que nous poursuivions chacun notre travail. Toi, tu cherches de l’eau, moi, je ramène les animaux à la ferme.

« Pourquoi ramener les animaux à la ferme ? »

‑ Pour mieux les nourrir. Pour mieux les protéger.

« Les protéger ? »

‑ Oui. Les prédateurs sont à présent tous sortis de leur hibernation.

La terre vibra discrètement. Ce n’était pas un séisme. Une trappe parmi d’autres se souleva sous la mousse et les trèfles. Le visage d’une femme rousse émerga du sol.

‑ Allô, Charlie ? Ici la coordinatrice générale. Fais passer le message : nous pouvons tous enfin profiter des douceurs de la bonne saison ! L’expérience a réussi. Malgré notre absence, nos robots se sont dévoués pour préserver la biosphère en ce printemps. Sans exception, les humains peuvent quitter leur abri anti-robotique. L’exercice à grande échelle est terminé. Qu’elle soit primitive ou élaborée, l’intelligence artificielle abandonnée à elle-même vient de prouver qu’elle servait sans condition l’existence naturelle. Elle relaie ainsi l’instinct de vie sur notre planète.

La rouquine coupa la communication pour se hisser hors du souterrain. Et elle se réjouit :

‑ Hummm, ce parfum de muguet !


Photo by Eva Elijas

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