par Katia Elkaïm
Emma a 21 ans.
Petite brunette aux yeux noisette, elle ne défigure dans aucun décor, mais ne l’embellit pas non plus. Depuis six mois, elle habite Berlin et effectue un stage dans une clinique du centre-ville. Elle veut devenir infirmière. Au début, elle voulait être sage-femme, comme sa mère, mais avec le réchauffement climatique, elle pense qu’il est criminel de mettre au monde des enfants, et par voie de conséquence de contribuer à les faire naître.
- Tu penses qu’en supprimant les sage-femmes, on supprimera les bébés, s’esclaffe son père, c’est bien mal connaître l’humain.
Les discussions étaient particulièrement animées le soir de son dernier dîner, juste avant son départ. Son père, agriculteur, argumentait sur la nécessité immédiate de nourrir la population de la planète, et son rôle dans ce grand œuvre, tandis qu’elle lui exposait à quel point sa manière de travailler contribuait au désastre et à la fin de l’humanité.
- La fin de l’humanité, je la vois arriver encore plus vite si on suit tes théories, parce que nous allons tous crever de faim. Y a un danger qui existe à plus ou moins court terme, et un autre immédiat qui existe encore plus.
Emma s’énervait car elle ressentait de la honte à la pensée que ce père qu’elle aimait tant puisse être aussi aveuglé.
- Ce sont des gens comme toi qui précipitez la fin de notre planète. À force de puiser dans ses ressources, il n’y en aura plus, et cela plus vite que si on les économise. Enfin, je ne vois pas ce qu’il y a de difficile à comprendre dans cette logique.
- Arrêtez de vous disputer, était intervenue sa mère. C’est notre dernier dîner avant qu’Emma ne s’en aille six mois.
- Nous ne nous disputons pas, répond son père, nous discutons.
Et la voilà, ce soir, assise parterre dans le salon de Klaus à manger des légumes produits dans des bacs sur le toit plat de l’immeuble occupé en colocation par des artistes et des étudiants. C’est par Matilde, sa voisine de chambre qu’elle a fait la connaissance de cette bande. Klaus n’est pas pour rien dans son plaisir de se trouver là. Il est plutôt bien fait et prend manifestement plaisir à être le soleil de ce microcosme.
- Et si nous vivions tous dans la matrice, comme dans le film du même nom, demande Matilde, la moins intellectuelle de tous.
- Mais nous vivons dans la matrice, ma pauvre, répond Klaus en mâchouillant des épluchures de carottes. Le tout est de le savoir.
- Mais justement, être dans la matrice sous-entend qu’on ne le sait pas, se hasarde Rya, une étudiante en littérature. Le minimum du minimum, c’est de se rendre compte que nos cerveaux sont hackés. Tout ce que l’on voit, tout ce que l’on sait nous est forcément suggéré. Le concept même de liberté de pensée est une hérésie. Nous n’avons que l’illusion de la liberté ; soit tu t’en contentes, soit tu t’extraits des influences extérieures jusqu’à faire le vide et, même là, le vide est déjà en trop.
Emma observe les échanges sans intervenir. Elle est trop jeune, elle n’a pas assez lu. Le débat va bon train.
Lorsqu’elle entend les oiseaux se mettre à chanter, elle réalise qu’elle a perdu une nuit de sa vie. Un cendrier est renversé sur le tapis shaggy beigeasse, des écorces d’arachides jonchent en partie la table et une assiette, et la jeune fille de se faire la réflexion que ces fruits ont dû coûter cher en carbone pour arriver dans le gosier des jeunes philosophes maintenant endormis la bouche ouverte, dans une odeur qui gagnerait à connaître un peu de dentifrice.
Elle enfile ses chaussures, tire doucement sa veste coincée sous les fesses de Matilde et sort de l’appartement en douce.
Dans la rue, elle hume l’air chargé de l’odeur du camion poubelle en pleine activité. L’éboueur, un jeune au crâne rasé, barbu lui lance un coup d’œil.
Elle pense : « rien de tout cela n’est vrai… ».
On veut lui faire croire que la rue est sans histoire, mais elle doit sûrement être surveillée ; elle repère d’ailleurs en haut d’un panneau publicitaire ce qu’elle identifie comme étant une caméra. Il faut qu’elle fasse le vide. La survie du monde a ce prix. Elle comprend dans une révélation que son père agit et pense comme il le fait parce que son cerveau est piloté par d’autres. Elle doit le sauver et pour cela le convaincre de se mettre au vert. Il faut qu’il fasse le vide, mais pour cela il faut qu’elle fasse le vide en premier.
Elle observe la rue. Tout n’est que propagande. Hier soir - ou était-ce ce matin – Klaus lui a expliqué le fonctionnement d’un algorithme. Il lui semblait avoir compris, encore qu’elle ne soit plus tout à fait sûre.
Et si Klaus, Matilde, Rya et les autres faisaient aussi partie du complot destiné à lui briser le cerveau ? Malgré la discussion, ils ont mangé des cacahuètes, preuve s’il devait y en avoir une, qu’ils ne sont pas authentiquement inquiets pour la planète. À y regarder de plus près, elle ne se rappelle d’ailleurs pas les avoir entendus parler de biodiversité, ni même du réchauffement. Et puis, ces légumes prétendument cultivés sur le toit, elle ne les a vus que dans une assiette. Ils ont très bien pu avoir été achetés dans un supermarché ou un laboratoire.
Emma arrive à l’arrêt de bus. Elle en sait trop. Elle représente un danger maintenant puisqu’elle a tout compris. C’est étrange de penser qu’elle a pu s’endormir comme ça, presque assise, elle qui a tant de mal à la maison. Ils ont dû mettre quelque chose dans son verre, ce qui expliquerait son état vagal.
Elle ne peut absolument pas monter dans cet autobus. Elle a le pressentiment qu’il ne l’emmènera pas chez elle. Elle ne doit d’ailleurs pas y retourner parce que si elle le fait, on l’attendra.
En Chine, paraît-il que les gens sont repérés par des caméras spéciales posées sur la tête des agents de l’État. Il faudrait être naïf pour croire que de telles pratiques n’ont pas cours ici. En plus, Berlin est un nid d’espions, c’est bien connu. Tous ces gens autour d’elle sont des agents de l’État. Leurs caméras sont miniaturisées et implantées dans leurs yeux. Elle doit disparaître, se cacher. Extirper de son cerveau, toute information qui permettrait aux caméras de la repérer, comme la puce de son téléphone qu’elle a déjà jetée depuis longtemps.
Puisque son cerveau est hacké, il faut le reprogrammer et effacer tous les cookies qui permettent aux agents de la suivre. Un électrochoc, c’est ce qu’il lui faut. Un électrochoc suffisamment puissant pour effacer les données.
Au coin de la rue, elle arrive dans un chantier de construction. Il est maintenant près de midi. Les ouvriers sont partis déjeuner. Elle s’aventure près de la fosse ouverte, s’approche des machines. Et si tout cela n’était au fond qu’un enchaînement destiné à l’emmener exactement là où elle est, pour l’éliminer.
Non, elle ne tombera pas dans ce piège.
- Fräulein, Sie können nicht dort sein, es is gefährlich, es ist verboten!
- I spreche kein Deutsch… Emma tourne déjà les talons.
- You cannot be here… it’s dangerous. Verbot ! Il fait non de la tête et des bras.
- I don’t speak English.
- What do you speak, what is your name?
S’enfuir au plus vite. La voie est obstruée par de plus en plus de gens. Ils se jettent des coups d’œil entendus. Elle s’était laissé prendre comme une bleue. Elle ne se laissera pas emmener sans combattre.
Elle s’accroupit au sol en position fœtale, la tête dans les bras, la nuque recourbée. Elle sent à peine qu’on la porte.
Emma ouvre les yeux, elle a la bouche pâteuse. Elle a fait un très mauvais rêve. Elle regarde le plafond ignifugé, criblé de petits trous, rangés par quatre. Elle en compte quarante-huit juste au-dessus de sa tête.
Elle baisse les yeux au bruit d’une porte. Ses parents sont là. Ils se penchent sur elle. Ils lui disent qu’elle les a beaucoup inquiétés, mais que maintenant ça ira mieux. Elle va rentrer chez elle.
Elle doit coopérer pour ne pas se trahir. Elle ne doit pas dire qu’elle sait qu’ils n’ont pas pu arriver si vite et que ce sont forcément des doublures.
Elle sourit : « Papa, Maman » !
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