Elle s’appelle Adèle.
En vérité, il n’y a rien de particulier à dire à son sujet parce que cette femme a la vie extraordinaire des gens ordinaires.
Elle se lève le matin, boit un café et part travailler.
Le soir, elle sort parfois prendre un verre avec des collègues et le week-end, elle reçoit chez elle ou se rend au théâtre ou au cinéma. Mais ça, c’était sa vie d’avant. Et avant sa vie d’avant, il y avait encore une vie avant.
Une vie de femme mariée avec des enfants, un chien, des chats, une voiture, un emploi. Sa vie d’avant celle d’avant tourbillonnait, gesticulait et ne s’arrêtait jamais jusqu’au jour où les enfants ont quitté le nid et son mari aussi. Ça, c’était sa vie d’avant celle d’avant !
Alors, dans cette vie d’avant qu’elle pensait être celle d’après, elle s’est dit qu’à avoir tout perdu, elle avait tout à gagner.
C’était grisant.
Elle s’est fait de nouveaux amis, de nouveaux ennemis, une réputation sur mesure. Elle a embrassé le monde et élargi son horizon.
Elle a rencontré un homme. Il a sa vie, elle a la sienne. Il la séduit. Il habite loin, mais rien n’est loin de nos jours. Les avions sont faits pour voler. Il a le goût de la papaye, juste familier, un peu coupable.
« Par les temps qui courent, il vaudrait mieux consommer local », dit sa tête à son cœur qui n’écoute pas.
Son smartphone lui colle aux doigts. Elle apprend à écrire avec ses pouces, pour aller plus vite et lui dire plus de choses, tout le temps.
Elle ne regarde plus le monde que par le trou de sa lentille photographique et le caresse de pixels en attendant la fin de la semaine, parce que dans la vie d’avant, elle allait l’attendre à l’aéroport quand il ne venait pas la chercher.
Dans la vie d’avant, elle voulait acheter une maison pas grande, au bord de la mer ; leur maison, loin de sa vie à lui, loin de sa vie à elle. Une petite maison au milieu, avec un avion entre les deux.
Et puis, un jour, il n’a pas pu venir. Il était malade et elle aussi. Ils se sont réconfortés et promis que ce n’était que partie remise. C’était déjà le début de la vie d’après, mais elle ne le savait pas.
Le vol a été reporté, puis reporté, puis annulé sans pouvoir être refixé.
Adèle a commencé à écouter les silences.
Les mois sont passés. Des mois de bonjour et de bonne nuit. Un sens nouveau s’est développé, le sens technologique.
Elle reconnaît son pas numérique comme si elle l’entendait rentrer dans la pièce. Elle lit derrière son langage digital et ressens au-delà des mots s’il va bien ou mal.
Elle partage avec lui un quotidien à distance, sans le voir, même par appareil interposé, car lorsqu’elle le voit, elle le regarde et ne lui parle pas.
Elle se morigène. Son amie Maya n’a pas vu son fils depuis plus de dix-huit mois. En partant, il lui a dit : « À dans deux semaines Mam… » !
Dans cette vie d’après, Adèle n’embrasse plus sa mère depuis des lustres parce qu’elle est à risque, elle ne serre plus rien dans ses bras, à part sa boule de poil qu’elle étouffe de sa frustration.
Elle écoute la RTS, France Info, la BBC, CNN. Les nouvelles sont uniformes. Personne ne sort. On lui parle de quarantaine dans tous les sens : 5 jours et un test avant et après. 7 jours et un test avant, après et pendant. 10 jours avec un test rapide et un test lent qui est aussi rapide. Elle obéit pour le bien de tous, pour le sien, pour lui, pour le voir. Saura-t-elle d’ailleurs lui parler avec sa bouche et une voix ?
Par milliers, des gens meurent. Par dizaines de milliers, des jeunes décrochent, fatigués de ne suivre des cours qu’en ligne. Par centaines de milliers des artisans sont à la rue quand on ne parle pas des millions d’individus qui, par le monde, ont tout perdu. Alors, Adèle se fait discrète parce que face à ces tragédies, sa petite insatisfaction fait figure de caprice.
Mesdames, Messieurs les gouvernants, faites au mieux.
Solidarité rime avec liberté.
Elle s’appelle Adèle…
En vérité, il n’y a rien de particulier à dire à son sujet parce que cette femme a la vie extraordinaire des gens ordinaires.
Elle se lève le matin, boit un café et va travailler.
Photo by Two Dreamers
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