Raoul est assis.
Il attend.
Depuis des heures.
Il attend que sa mère lui apporte le costume bleu et le masque qu’elle lui a promis.
Elle n’est pas rentrée.
Une fois de plus elle n’est pas là.
L’année dernière, elle n’est pas venue non plus et Raoul a passé la fête de la 19ème semaine seul.
Il n’a pas pleuré tellement il était triste. C’était parce qu’il était encore petit.
Quand elle rentrée, elle était ivre d’avoir fait la fête. Son masque blanc pendait sur le côté de sa tête retenu par un élastique à son oreille.
Elle avait fait la fête pendant que lui l’attendait.
Après avoir cuvé, elle s’est sentie coupable et lui a juré que l’année suivante, elle l’emmènerait fêter avec elle dignement, en bleu, la plus noble de couleurs.
Mais voilà, elle n’est pas là et dans 34 minutes à la montre, il sera 9 heures et la fête commencera partout au monde, à part chez les chinois qui la célèbrent un mois avant les autres, ce qui est étrange car la 19ème semaine de l’année est toujours au mois d’avril.
En cette minute donc, à part les chinois et Raoul, l’humanité tout entière va se rejoindre dans ce grand moment de liesse et de communion.
Ce soir, Raoul n’est plus petit et la rage l’envahit.
Il prend son vieux vélo, un modèle avec des roues qu’il a fallu apprivoiser, et se lance dans les rues.
Il pédale frénétiquement, le nez en l’air. En hauteur, les balcons et les toits plats se remplissent peu à peu.
Les costumes blancs, verts ou bleus sont plein d’imagination, comme les masques que tous portent sur le bas du visage.
Raoul remarque un enfant à peine plus jeune que lui caché derrière un volet.
L’enfant porte une sorte de chapeau plus jaune que vert et il devine la gêne du gamin.
Il se rappelle que lui aussi se sentait embarrassé quand sa mère l’affublait de n’importe quoi en lui disant : « Regarde, c’est parfait, c’est même plus élégant et original que tout ce que les autres portent !»
Lui, tout ce qu’il voyait dans le miroir, c’était un déguisement dépenaillé et ridicule et une mère qui lui mentait pour s’épargner l’effort de faire mieux ou d’avouer sa misère.
Raoul pédale de plus en plus vite pour trouver un endroit où s’imprégner de la communion mondiale de ce jour unique.
Depuis que les classes ne sont plus qu’à distance, le garçon ne va plus à l’école du tout, parce que sa mère a vendu le terminal informatique scolaire en prêt pour se payer de l’alcool.
Raoul devine les écrans 2D, 3D ou 4D chez les plus riches, par l’entrebâillement des fenêtres. Dans quelque onze minutes, sur tous ces écrans, des mosaïques de gens tous grimés applaudiront et chanteront sur les balcons.
Sans s’en rendre compte, les roues du gamin l’ont emmené chez Papi Jo. C’est un vieil homme qui ne craint rien, ni personne. Il passe parfois chez lui pour voir comment il va. Il ne sait pas encore que sa mère a vendu le matériel scolaire.
Papi Jo le fait entrer. Il n’est pas déguisé non plus. Sa fenêtre est résolument fermée.
L’enfant s’effondre. Il pleure toutes les larmes de son corps parce que maintenant il est grand et comprend.
Papi Jo l’écoute et lui dit que cette fête est une ânerie. Il lui explique qu’elle célèbre la maladie et l’enfermement, la maladie et la perte de la liberté. Il lui dit que les hommes sont des imbéciles et ne savent pas pourquoi, partout au monde à la même époque, on porte du bleu, du vert ou du blanc.
« Les gens sont des crétins, lui dit Papi Jo, ils ignorent ce qu’ils célèbrent et ne méritent donc pas de le célébrer. »
Raoul l’écoute calmement.
Au fond, Papi Jo est comme sa mère, il s’en fiche de tout mais à la différence d’elle, il le fait en conscience, de manière militante.
Alors, quand le vieux bougon lui propose de fêter autrement en lui expliquant les origines de ce mouvement de foule, Raoul est d’accord et il écoute, encore et encore, pendant qu’au dehors la clameur enfle sur les balcons et que les chants s’entrechoquant dans ce qui lui paraît maintenant être une infâme cacophonie.
L’enfant écoute le récit jusqu’au bout, jusqu’à ce que Papi Jo se lève et aille lui chercher un verre d’eau.
Apaisé Raoul le remercie et s’apprête à rentrer chez lui, quand Papi Jo l’arrête, l’attire à lui et entoure son corps maigre de ses bras fermes tout en lui murmurant à l’oreille : « Avant, on ne fêtait pas mais on s’enlaçait et ça, tout le monde pouvait se l’offrir ».
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