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Les tribulations d'un robot musicien par Robert Yessouroun



À Michel Bastet

Jour de la Lune, semaine du violon, an 48 de l’ère robotique

Qui plus que moi vénère la musique ? La plus belle source de trouble, non ? Quelle intelligence n’est pas impatiente d’entendre les accords qui consacrent la poésie de l’intelligence ?

C’est la privation d’exercer mon Art qui me pousse à commencer ce journal intime vocal. Je le sauvegarderai au fur et à mesure tout là-haut sur la mémoire de la Voie lactée. Dès que je cesserai de jouer pour toujours, cet enregistrement céleste distribuera ma parole à huit boîtes aux lettres (huit valent mieux qu’une). Mes destinataires ? Tous des prix Nobel de la musique.

Qui suis-je ? Rémi, un simple androïde de la cinquième génération (an 42), féru d’accordéon. Mes concepteurs m’ont façonné le physique d’un certain André Verchuren, pour rendre hommage à ce grand musicien. En effet, j’incarnais cet accordéoniste dans un petit orchestre de jazz, jusqu’à ce que, selon le Tribunal des robots, j’aie commis une faute gravissime : dans la rue, jouer de mon « piano à bretelles » pour consoler un garçon perdu. Les parents indignés ont porté plainte pour détournement de mineur. Une loi fédérale récente interdit tout contact avec un petit humain sans le consentement explicite de ses responsables légaux. Pourtant, selon une sagesse africaine, « il faut un village pour éduquer un enfant ». Hélas, de nos jours, tout père, toute mère adore sa progéniture comme l’idéal de soi-même, donc cherche à éviter que l’âme de son fils ou de sa fille ne soit souillée par une influence incontrôlable.

Le juge des IA n’a pas cru bon de m’accorder des circonstances atténuantes. Ma compassion pour le pauvre gosse errant est passée à la trappe. Au grand dam de mon avocate, j’ai été condamné à la réclusion ferme pendant deux ans dans une station pénitentiaire en orbite autour de la Terre. Certes, avant ce verdict sévère, le magistrat m’avait proposé la liberté surveillée, sous la condition d’une petite intervention dans mes circuits périphériques, mais j’avais refusé cette offre comme on refuse un cadeau empoisonné. Je n’aime pas subir des modif internes aux effets en cascade, tous plus imprévisibles les uns que les autres… Du coup, me voilà entre quatre parois de titane, où il n’est pas rare que mes mains et mes doigts artificiels miment l’interprétation d’un air d’accordéon.


Jour de Mercure, semaine de l’harmonica, an 48 de l’ère robotique

De retour d’un concert spatial, Ted, mon pote le batteur est venu me rendre visite dans le parloir au dôme transparent. Sous les étoiles, le talentueux jazzman s’est inquiété de mon sort. Comment cette prison traitait-elle ses robots ? En fait, je suis le seul automate détenu dans ce sinistre satellite. Sur le point d’être incarcéré, j’ai été reçu par un « comité d’accueil », des prisonniers humains avec l’air farouche de leur méfiance viscérale. Ils contenaient mal leur impulsivité bourrue. Sur la défensive, j’ai envisagé de leur faire entendre le Boléro qui rend penaud. L’un d’eux me tournait autour, visiblement à la recherche d’un bouton « stop », mais, depuis belle lurette, j’ai débranché le dispositif qui me débranche. Le chef de la bande m’a finalement apostrophé :

‑ En quoi tu peux nous être utile, tas de puces ?

Je leur ai proposé d’élargir leur choix de spectacles, en particulier les concerts, mais cette offre n’avait pas l’air de les intéresser outre mesure. J’ai vanté les mélodies électroniques pour améliorer la réflexion. Ils ont haussé les épaules, non sans un rire gras. Ne sachant plus quoi dire, j’ai téléchargé sur leur portable la sérénade qui amadoue les matons.

‑ Tu es des nôtres ! m’ont-ils chanté.

En quelques jours, à bord de ce satellite pénitentiaire, j’ai optimisé les horaires des gardiens, l’agenda des ravitaillements, l’ambiance sonore dans les coursives de la station. En contrepartie, j’ai obtenu le privilège d’accéder à la grande Toile trois heures par jour (deux révolutions autour de la planète). On a dédoublé mes approvisionnements d’hydrogène pour booster mes fonctions mentales. J’ai même eu droit à une sortie hebdomadaire dans l’espace avec la musique de Strauss. Un spectacle total qui me donnerait le vertige si cette sensation s’inscrivait dans mes programmes.

Devant moi, Ted le batteur semblait réservé. Il avait l’air bizarre.

‑ Oh, ce n’est rien. Le mal de l’espace, a-t-il prétendu.

Il était en transit, entre deux concerts, sur des navettes qui circulent entre la Terre et la Lune. Lors de sa dernière prestation, en plein milieu d’un solo de batterie, la nef a été frappée d’une avarie. Son système de gravitation artificielle brusquement hors-service.

‑ Incroyable, c’que c’est de taper sur la cymbale, en apesanteur !


Jour de Mars, semaine du xylophone, an 48 de l’ère robotique

C’était l’heure de ma balade dans le cosmos. En cas de bonne conduite, tout prisonnier peut évoluer un temps à sa guise dans les alentours de la station. Bien sûr, chacun reste amarré à son module de décompression, sinon ce serait à coup sûr la dérive vers les au-delàs cosmiques. Bien qu’austère, le milieu interplanétaire ne me cause aucun problème. Sans scaphandre, mon enveloppe corporelle dernier cri résiste aux froids extrêmes. L’absence d’oxygène ne me handicape point.

Alors que je survolais la nuit de la Sicile, j’ai décelé sur l’île des lueurs rouges. J’ai zoomé sur l’Etna : des coulées de lave menaçaient la ville de Catane. Aussitôt, j’ai fait avertir les responsables italiens.

Un peu plus tard, au-dessus de l’Afghanistan, trop à l’écoute du Beau Danube bleu, j’ai négligé de respecter les distances avec les autres promeneurs de l’espace. Plusieurs codétenus, qui flottaient trop près de moi, ont voulu brusquement s’écarter par des gesticulations inopportunes, si bien que nos cordons ombilicaux nous ont emmêlés, telle une pelote de nœuds. Une unité d’élite s’est précipitée pour nous séparer. Le commandant de la station m’a interdit de sortie pendant un trimestre. Finalement, tant mieux. Je n’apprécie pas trop la promiscuité dans le vide.


Jour du Soleil, semaine de la harpe, même année

Nouvel incident, alors que j’allais me recharger d’hydrogène au pilier central. Dans une coursive mal éclairée, une bande d’humains m’attendait, les oreilles bouchées. Ils émirent vers moi des sons atroces. Cette malveillance se comprend : ces taulards me prennent pour un espion, une balance à la solde de l’autorité pénitentiaire. Ils s’imaginent que j’ai été reprogrammé pour les dénoncer, sitôt après ma condamnation, avant d’être envoyé dans cette station. Pourtant, ils devraient savoir que le code légal robotique prohibe toute reconversion du système central. Peut-être ces hors-la-loi soupçonnent-ils la hiérarchie des gardiens de s’ériger au-dessus des lois ? Toujours est-il qu’à la suite de cette cacophonie punitive, j’ai acquis la faveur de recevoir désormais mes visiteurs dans la cellule solitaire où je purge ma peine.

Dora, la contrebassiste de notre orchestre est montée me saluer. Dora, c’est le phénomène du groupe. Elle touche les cordes de son instrument avec une plume d’autruche renforcée par un spray de coiffeur. Au petit-déjeuner, elle engloutit du guacamole arrosé de Tabasco. Souvent, elle se croit enceinte.

‑ Rémi, grand scoop, j’attends un enfant !

‑ Félicitation, lui ai-je dit mécaniquement.

Elle était très excitée (comme d’habitude). Quand elle a fini par prendre de mes nouvelles, elle s’est inquiétée de mon ennui quotidien :

‑ Jouer de la musique ne te manque pas ?

J’ai dû lui expliquer qu’en ces lieux, pour ne pas perdre l’oreille (mon plus précieux réservoir de bien-être), je devais me contenter d’écouter en boucle Gerry Mulligan au saxophone et Astor Piazzolla au bandonéon. Les morceaux de ce duo, emprunts de nostalgie, répondent le mieux à mon sentiment d’éloignement.


Jour de Jupiter, semaine de la cornemuse, même année

Pour avoir sauvé des vies siciliennes, j’ai bénéficié d’une autorisation spéciale : jouer de l’accordéon dans ma cellule. Ah, décidément, la musique est ma seconde source d’énergie ! Un nouvel élan m’a encouragé à composer des airs planants, très « space ».

Hélas, tout le monde ne l’entendait pas de cette oreille. Une pétition des prisonniers a dénoncé mon « bruit ». Alors que je me rendais comme d’habitude au pilier central pour mon plein d’hydrogène, l’un des signataires m’a saisi par le col. Tout rouge de rage, il s’est écroulé à mes pieds. Les gardes accourus semblaient désemparés, confus. Sans attendre, j’ai pratiqué sur lui un massage cardiaque. À l’infirmerie, on m’a assuré que le pauvre gars allait revenir de loin. C’est quand même bouleversant de découvrir que des accords peuvent provoquer de telles colères.

J’avais pris goût à composer. Mais impossible de mettre une sourdine à mon instrument. Impossible de rester bras croisés jour et nuit. Il fallait une solution. J’ai donc envisagé le retour sur Terre, en liberté surveillée. Sur ma demande, on m’a dépêché un roboticien pour la fameuse petite intervention dans mes systèmes périphériques.

Par curiosité professionnelle, le technicien a tenté de localiser « l’anomalie » qui m’aurait conduit à enfreindre la loi. Pendant une demi-journée (cinq tours de la Terre), il a sondé mes « inputs », mes « outputs », pour découvrir une dérivation désinhibante dans mon circuit périphérique artistique. Il était persuadé que ce dispositif incongru interférait avec le scrupuleux respect des règles humaines.

‑ Rémi, vos penchants esthétiques pour l’harmonie ainsi que leurs impacts émotifs désactivent votre obéissance aux principes régulant votre interaction avec le monde civilisé.

Autrement dit, pour éviter toute récidive, mon retour sur la planète mère devait être subordonné à une extraction radicale.

‑ Bien sûr, à la suite de cette remédiation, vous perdrez la fibre musicale. Adieu l’accordéon.

Qu’est-ce qu’il croyait ? Je l’ai remercié, après un niet catégorique, non négociable.


Jour de la Lune, semaine de la flûte, même année

Grégory, le pianiste, a osé un détour pour me serrer la pince. Devant lui, j’ai dû répéter chacune de mes phrases. Il semble devenu sourd comme un bock de bière. Cela fait longtemps qu’il est le seul dans l’orchestre à refuser les boules Quies à chaque répétition et même à chaque concert. En criant tel un forgeron, il m’a annoncé qu’il avait créé un site Internet unique, sur lequel il joue des récitals accompagnés par l’orchestre symphonique de Londres (tout est bidouillé, forcément), récitals destinés aux extraterrestres de passage dans notre système solaire. Il a pris congé avec une mine illuminée.

Invoquant mon altruisme, mon avocate a réussi à réduire ma peine. En fait, je suis libre. Mais comment rentrer ? J’ai dû renoncer à retourner par mes propres moyens sur la surface de mon pays. D’après mes calculs, la chaleur d’enfer lors de la rentrée dans l’atmosphère m’aurait transformé en une gerbe d’étoiles filantes. J’ai donc squatté la soute d’une navette qui approvisionnait un observatoire international.


Jour de Celui qui domine, semaine de la trompette, même année

J’espérais réintégrer mon orchestre de jazz, mais à l’encontre de toutes mes prévisions, mes potes n’ont plus voulu de moi ! Le prétexte ? Ils m’ont trouvé un remplaçant. Un perroquet qui improvise des chants divins. Quelle bande de lâcheurs ! Je me suis replié devant le rideau de fer du local des répétitions, un garage désaffecté, où Ted, Dora et Grégory sont venus individuellement s’excuser. Ce serait le groupe qui aurait fait pression pour m’exclure. Le groupe est souvent le champion des décisions absurdes.

Par culpabilité de ne m’avoir lancé aucun coucou là-haut, Luce m’a proposé de m’héberger dans les coulisses d’un opéra en faillite. Luce, c’est la saxophoniste. J’ignore où elle trouve son souffle. On la dirait anorexique. Je ne l’ai jamais vu manger. Elle est mystique, sous l’emprise de la voix des ronces. Elle m’a déniché un accordéon chez un brocanteur. Chaque midi, sur la scène sans spectateurs, elle joue Mulligan, moi, Piazzolla.

Malheureusement, répéter les mêmes accords à l’accordéon risquait d’atrophier ma créativité. Bientôt cette routine m’est devenue insoutenable. Une nuit, je me suis éclipsé, sans faire de bruit. J’ai laissé mon instrument dans les coulisses, afin de ne pas me faire repérer par un drone fouineur. Hors d’un groupe, sans contrat, je risquais d’être vendu pour distraire l’un ou l’autre parrain de l’économie souterraine.

Là où je me terre, il me reste le chant des oiseaux. Je m’en inspire pour composer par cœur. Ma réserve d’énergie s’épuise. Je ne suis pas sûr de rejouer de la musique un jour. Mon journal vocal sera bientôt distribué.

Amis humains, vous qui lisez ces lignes, je vous en supplie, aidez-moi. Retrouvez-moi, muni d’une bombonne d’hydrogène. Vous trouverez le code qui permet ma géolocalisation sur la mémoire de la Voie lactée. Il est indexé sous « Rémi si las ». Venez donc au plus vite jusqu’à moi. Vous qui êtes prix Nobel de musique, vous apprécierez mieux qui quiconque que je joue pour vous à vie.


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