Ne me dis pas ce que tu aimes, je te dirais quand même ce que tu veux.
L’économie de l’attention. C’est le terme utilisé par certains sociologues pour parler de cette nouvelle économie contemporaine. Les différentes plateformes se battent pour quelques minutes en plus de notre temps. Pour certains services, un utilisateur qui reste plus longtemps signifie plus d’opportunités de lui mettre sous les yeux de la publicité. Ces publicités, en complément de nos données, sont la source principale de financement. Ainsi, pour assurer que l’utilisateur restera, il faut lui en montrer plus, le captiver, l’étonner, le faire rire. Si les photos de chats restent une valeur sûre, chaque plateforme a sa propre stratégie pour s’assurer que l’internaute souhaitera voir le poste suivant et qu’il « scrollera ». C’est une habitude à présent, nous en avons déjà parlé : une "scroll generation" est née. Si le geste de scroll est universel, le choix du contenu qui va être présenté par la suite est lui issu d’une recette magique qui comme la recette du Coca Cola reste bien gardée. En outre, si les première versions des algorithmes de Facebook, Google Page Rank et Edge Rank auraient pu être plagiées, elles sont aujourd’hui d’autant plus mystérieuses que difficilement reproductibles tant elles se sont complexifiées. Le principe cependant, est de classer de l’information et de choisir, au gré des politiques, ce qui est présenté à l’écran. On peut émettre des critiques quant à ce qui nous est présenté, mais c’est à nous qu’il incombe de continuer - ou non - de creuser.
En vérité, même si nous le souhaitons, résister est difficile. Arrêter l’épisode Netflix que nous sommes en train de visionner démontrerait d’une forte capacité de self contrôle. Cela pourrait devenir la version 2.0 du test du Marshmallow, qui étudiait la capacité d’un enfant à résister face à un bonbon qui lui était offert, tout en lui offrant deux bonbons en guise de récompense s’il y parvenait. N’imaginons pas les résultats avec un épisode de série.
Mais avant de « binger » une série, encore faut-il que le spectateur l’ait sélectionnée. A l’inverse du modèle précédent, il faut minimiser le temps passé à chercher et promettre au consommateur de lui montrer ce qu’il veut voir le plus rapidement possible. En se basant sur les expériences de visionnage des autres utilisateurs, Netflix peut créer des pistes et des groupes de contenus habituellement consommés par des individus ayant des goûts similaires. A l’image d’Amazon qui, comme certains aiment le dire, propose de meilleures recommandations que le meilleur des libraires, et pourrait même vous envoyer des livres qui vous plairont sans que vous n’ayez à les commander. Nous sommes en effet moins complexes que nous n’aimerions le croire et l’algorithme a peu de chance de se tromper avec des choix dits “classiques”. En effet, si une plateforme proposait la liste IMDB des meilleurs films et présentait cette sélection comme une sélection personnalisée, nul doute qu’une partie des utilisateurs serait satisfaite. Mais Netflix a un catalogue spécifique et ses propres contenus ; dès lors, il doit tenter d’optimiser ce qu’il a et ce qu’il présente, et ne pas décevoir le consommateur. Le défi est tout de même ardu. Pour y parvenir, Netflix a plusieurs cartes en main : la première, comme précédemment évoqué, se base sur les choix des autres utilisateurs, tout en identifiant les éléments qui plaisent à un spectateur spécifique pour lui proposer les produits les plus similaires. Si cette stratégie choque lorsqu’il s’agit de contenus informatifs – la critique des bulles de filtre est vive - peu semblent se pencher sur la problématique lorsqu’il s’agit de regarder toujours la même chose.
Mais peut-être redécouvrirons-nous bientôt le concept d’industrie culturelle et les analyses d’Umberto Eco sur la notion d’innovation et de répétition. Pour montrer le similaire, il faut catégoriser, et pour ce faire il faut nommer.
Car si les algorithmes peuvent classer, la tâche de nommer est humaine. Dans le modèle de similarité, il se peut que des contenus que nous n’avons pas classés ensemble se retrouvent dans un même groupe. Le machine learningaura appris qu’après un film d’horreur, certains apprécient du contenu léger pour faire redescendre la tension alors que la logique voudrait qu’un autre film d’horreur soit proposé.
Il est important de créer des catégories qui permettent aux gens de naviguer à travers les genres, les réalisateurs, les titres etc. Ce travail est fait par des humains qui, à l’aide de mots clés, vont décrire du contenu. Chaque contenu est donc relié à un autre, par exemple, par des thématiques communes, un genre, ou un même réalisateur. S’il n’y a pas un élément commun clair, alors on peut jouer par proximité. C’est ici que la tâche devient ardue et que le système montre ses limites. Si les algorithmes peuvent analyser les suites et classer les mots clés, la technologie n’est pas encore assez complexe pour pouvoir lire entre les lignes. Nous dépendons donc d’individus lambda sur lesquels reposent la lourde responsabilité de mettre des mots sur des images, en mots brefs et simples, alors même qu’ils nécessiteraient de la complexité pour que le résultat soit pertinent. Promenez-vous dans la grande libraire proche de chez vous, chaque rayon a un genre spécifique mais, en son sein, les livres sont catégorisés par ordre alphabétique. Vous avez aimé un livre et cherchez le suivant, prendre la lettre d’après ne vous aidera pas. Amazon, quant à lui, peut savoir quel livre vous êtes susceptible d’apprécier par la suite, car des gens l’ont acheté avant vous, même si rien ne dit que vous avez aimé le livre pour les mêmes raisons que les autres. Peut-être est-ce le style unique de l’écrivain, plutôt que le thème ? Alors que c’est en raison de la similarité du thème qu’Amazon vous recommandera le prochain ouvrage. Le libraire en revanche saura vous diriger vers l’auteur dont votre nouvel auteur favori s’est lui-même inspiré. Une information qu’il ne peut pas connaître en se basant simplement sur le contenu du livre ou les informations dans le livre.
La technologie ne va cesser de s’améliorer et il ne fait aucun doute que nous pourrons bénéficier prochainement de recommandations basées sur l’analyse du style visuel d’une œuvre, du style littéraire et dépasser enfin les mots. La technologie pourra nous faire découvrir ce que nous n’aurions jamais pu connaître. Mais aujourd’hui encore, les listes sont dressées par des personnes de référence, qui se fondent sur des œuvres qui les ont inspirées ou les ont construites. La richesse de ces listes dépasse tout ce qui est actuellement produit de manière automatique. Aby Warburg avait créé un grand atlas d’œuvres issues de diverses sources papier qu’il avait regroupées dans un grand volume. Aucun texte n’accompagnait le volume, il espérait que le spectateur puisse ressentir les mêmes émotions de grandeur de plénitude qu’il avait lui-même ressenties lors de la constitution de son ensemble. Le langage possède ses propres limites pour décrire ce que les œuvres ont tenté elles-mêmes de représenter. Ne laissons pas la logique limiter notre accès au sublime.
Assurons-nous que les recommandations enrichissent notre culture, qu’elles nous ouvrent sur le monde. Et surtout, laissons une part de hasard : la sérendipité restera toujours le moyen de découverte le plus plaisant. Mais pour cela il faut accepter une part de risque et ne pas continuer à regarder uniquement ce qui va nous contenter. Il faut être prêt à accepter la déception, mais aussi ouvrir la porte à un contenu qui pourrait, peut-être, nous passionner.
Photo by Taryn Elliott
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