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Robots bourrés par Robert Yessouroun



Connectée en direct à la plupart des réseaux sociaux, une douzaine de mini-caméras scrutent le laboratoire flambant neuf de psychologie artificielle.

« Vous ne souriez pas assez, professeur », avertit la contrôleuse de l’image.

Pour réagir à cette voix dans son oreillette, Boutinov force un sourire crispé. C’est un grand barbu chevelu, avec un visage allongé de bûcheron.

« Encore un petit effort sur le sourire, professeur, si vous voulez que la levée de fonds atteigne l’objectif des dix millions requis pour votre recherche. N’oubliez pas que votre institut ne brille pas par sa réputation, depuis l’échec cuisant de votre antenne frontale qui modifie les émotions. Votre cobaye s’était tellement égayé face au taureau qu’il vous intente un procès pour mise en danger de la vie d’autrui, non ? »

Le professeur Boutinov hausse les épaules bourrues, avant de vociférer vers son assistant, tel un tronçonneur agacé par son arbre toujours debout :

‑ Alors, scrogneugneu, mon petit Léo, ce transfert, ça vient ?

‑ Quasi-prêt, professeur, répond du tac au tac le petit Léo, un frisé roux, maigrichon.

Dans l’oreille du chercheur :

« Déjà 3'500 euros de promesses de dons ! »

Cette fois, le savant sourit enfin naturellement, avant de défier la caméra la plus proche :

‑ Mesdames et messieurs, j’ai l’honneur d’inaugurer la première étape de notre expérience « Bonjour l’ivresse » dans notre renommé laboratoire Artifipsy. Une expérience grisante en vue !

Il désigne d’abord, sur un podium, un androïde rose à pois jaunes de petite taille, aux grands yeux azur et aux grosses lèvres vermeilles.

‑ Voici Joël, le compagnon fidèle des personnes âgées.

Ensuite, en tapant sur leurs épaules, il présente deux dames chenues, Simone, en chaise roulante, et Denise, voûtée derrière son déambulateur. À côté de celle-ci, il salue Fernand, un vieillard qui jogge sur place en mâchonnant un chewing-gum.

Enfin, il désigne Laurel, un oiseau violet, un « corboïde » perché sur une tringle suspendue.

L’objet de l’expérience imminente est l’effet de l’ébriété sur les automates. L’équipe du laboratoire va donc enivrer non seulement le corboïde Laurel pour observer les interférences sur ses mouvements et déplacements, mais encore l’androïde Joël pour étudier les modifications de son comportement social.

‑ Transfert achevé, professeur, annonce l’assistant, non sans une fierté fiévreuse.

Un bruit sourd retentit contre le carrelage : Laurel vient de tomber de son perchoir. Une fois remis sur ses pattoïdes, l’oiseau zigzague, en mal de décollage, bien à la peine pour coordonner ses ailes synthétiques.

La contrôleuse de l’image murmure dans l’oreillette, sur un ton inquiet :

« Le niveau des dons stagne, professeur. Ça ne dépasse plus les 3'505 euros ! »

Placide, le grand Boutinov bombe le torse :

‑ Mesdames et messieurs, rassurez-vous. Sachez que ces premières maladresses du corboïde étaient prévues par nos calculs. Normal, nous lui avons administré l’équivalent d’un déci de Scotch. Ce n’est pas du tout le cas de Joël dont l’état éméché correspond à l’ingestion d’un litre et demi de bière blonde. (Il adopte un air de paysan rusé.) En ce qui concerne notre androïde, la question est plutôt de savoir si les « effets de la boisson » rendent ce compagnon des retraités plus créatif, plus convivial. (Il inspire longuement.) Mon hypothèse forte est que le robot en charge de la maison de repos, une fois désinhibé par l’alcool, se montrera plus chaleureux avec les aînés.

« 3995 euros ! Ça bouge ! »

L’androïde rose à pois jaunes, lui, ne bouge pas, comme s’il cuvait son alcool…

‑ Ho, mon petit Léo, peux-tu diminuer la dose de Joël ?

L’assistant obtempère par une légère rotation de la molette principale sur son régulateur.

Aussitôt souriant, Joël s’approche du vieux « jogger » au visage masqué par une belle bulle de chewing-gum.

‑ Allez, Fernand, veux-tu vivre encore de bons moments ? le tente-t-il sur un ton prometteur, avec ses yeux azur si rassurants.

La belle bulle éclate, en pleine face du mâchonneur. Sans obtenir de réponse, l’androïde décomplexé plonge la main dans la bouche bée du senior pour en extraire le chewing-gum :

‑ Qui mâche sans cesse tarit sa sagesse… ou, mieux : rate ses prouesses.

« Waouh ! 10'555 euros ! »

Il colle l’espèce de mastic informe saliveux sur un tube coudé du déambulateur.

‑ Un p’tit coussinet, mon brave Fernand ?

Les lèvres vermeilles du robot rose aux pois jaunes luisaient de plus en plus. Sans crier gare, il soulève Fernand à bout de bras pour l’asseoir sur les genoux de l’aimable arrière-grand-mère en chaise roulante. Avec fougue, il fait tournoyer le fauteuil sous le tandem, telle une toupie.

‑ Olééé ! Je suis de plus en plus chaleureux !

Le vieillard râle, pâlit, la dame à la chevelure blanche s’épate d’un long « ooooh ! ».

Sans transition, l’automate progresse jusqu’au déambulateur auquel se cramponne Denise.

‑ Pas bon pour le moral, c’te bidule ! proclame-t-il avant de confisquer l’accessoire.

‑ Où est mon machin ? gémit l’handicapée debout, mal assurée de son équilibre.

Les yeux écarquillés, Joël lui tapote tant dans le dos qu’elle manque de peu de s’écrouler.

‑ Alors, Denise, ma belle, veux-tu jouer à la marelle ? J’te dessine le jeu sur le carrelage, avec mon spray ? Ouais ! Je suis de plus en plus chaleureux !

« Le montant bondit à 19'725 euros. »

L’androïde tente d’offrir à la vieille en posture instable le corboïde qui gigote sur le sol, mais l’oiseau réussit enfin à s’envoler. Pour éviter la trajectoire du volatile artificiel, Denise doit se pencher un peu trop vers l’avant. Battant de l’aile, Laurel se pose sur le chignon de la dame sur sa chaise roulante.

‑ Quelle horreur ! hurle Simone (avec Fernand sur son giron). J’ai la phobie des oiseaux !

Elle active son pilote automatique. Son siège mobile les emporte, elle, lui et Laurel, vers l’entrée des livraisons aussitôt défoncée par le choc.

La vieille Denise accroupie à terre tourne de l’œil. Joël intervient aussitôt :

‑ Rien de tel qu’une bonne paire de baffes, ça fait circuler le sang !

Ses yeux azur s’enthousiasment au-dessus d’elle. L’androïde s’exécute sur le champ.

‑ Ça chauffe pour toi ! Ça chauffe pour toi !

« Mince, les dons patinent, professeur », regrette la voix féminine dans l’oreillette.

‑ Scrogneugneu !

Animé d’une fureur forestière, le professeur Boutinov résiste à l’envie de balancer l’androïde rose à pois jaunes à travers tout le labo. Son assistant frisé ose :

‑ L’expérience paraît un peu bouchonnée.

‑ Juste une légère entropie éthylique. Ça arrive même aux éléphants, banalise le chercheur rouge sanguin.

Léo surenchérit sur un ton mutin :

‑ La variable « chaleur humaine » n’a pas vraiment augmenté. L’androïde a plutôt gagné de la chaleur mécanique. Quant au corboïde…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Revenu en atterrissage forcé, l’oiseau violet se crashe contre un Plexiglas, tandis que de la fumée auréole le crâne de l’androïde qui secoue la dame toujours sur le carrelage. Illico, depuis leau plafond, tous les extincteurs de secours dégainent leurs torrents d’eau.

« L’indicateur du montant des dons clignote sur 000 euros. J’ai coupé l’émission », avoue la contrôleuse d’image.

‑ Quelle cuite ! Quelle cuite ! répète Joël tout arrosé, qui abandonne Denise allongée sous la douche anti-feu.

‑ Faudrait-il déplacer l’expérience dans un cadre plus jeune ? demande Léo au pas de course sous le déluge artificiel.

Pas de réponse du savant qui sprinte à côté de son assistant. Celui-ci le relance :

‑ Pour le rapport, professeur, que conclure ?

Tout dégoulinant, Boutinov se contente de répondre, laconique, le menton fier :

‑ Chez le robot, l’alcool ne désinhibe que la bêtise…


Photo by Polina Tankilevitch

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