« Quand Jack m’a annoncé la destination, j’ai failli m’évanouir ! », dit Jenny à ses voisines Joan et Tracy, suspendues à ses lèvres en sirotant leur New Call of Nature, le cocktail bio qui fait rage. Toutes trois, confortablement installées sur les transats au bord de la piscine, ont applaudi la suggestion du jeune et charmant barman de Jenny de leur préparer cette explosion de fraîcheur, composée de jus d’aloe aera et de citron, de tequila et d’un peu de jus de canne à sucre.
« Seulement voilà, poursuit Jenny, plutôt excitée d’annoncer la nouvelle à ses voisines, Jack avait décidé qu’après huit ans sans voyages de vacances ni escapades d’anniversaires de mariage à cause de l’épidémie, il fallait marquer un grand coup et s’offrir le meilleur frisson sans risque. » Joan et Tracy ne détachent pas les yeux de Jenny, fière de pouvoir les tenir en haleine. « Mes chéries, où le coronavirus ne sévit-il pas ? » Les deux voisines se regardent et font mine de réfléchir. Elles se retournent vers Jenny les yeux vides de réponse. « Je vous le donne en mille, jubile Jenny, c’est dans l’espace ! ». Joan et Tracy écarquillent les yeux et ouvrent la bouche de sidération, comme il se doit dans ce genre de circonstances, et laissent s’échapper un Oh-my-God, très attendu aussi.
« C’est Jack tout craché ! Il aurait pu nous offrir la version light du voyage spatial pour nos vingt ans de mariage. Celle du petit tour de la terre avec Blue Origin de Jeff ou Virgin Galactic de Richard. Une trentaine de minute pour s’envoyer en l’air en vol suborbital ». Les trois voisines gloussent sur leurs transats. « Un truc léger quoi, sans préparation et surtout pas trop cher. 250’000$ par personne et tu reviens avec ta photo prise avec la vraie Terre en arrière-fond. » Jenny effectue un large cercle avec les bras, son New Call of Nature faisant des vagues et laissant échapper quelques gouttes du précieux breuvage. « Mais non ! Jack pensait que c’était déjà trop banal. C’est vrai, non ? Bientôt, tout le monde va pouvoir s’offrir ce petit frisson ! La moitié du quartier est déjà sur la liste d’attente avec Tom Hank et Katy Perry. Non, Jack voulait du grand, pas du simple loisir. Il disait qu’il nous fallait quelque chose dont nous reviendrions différents, comme grandis. Une sorte de quête. Comment disait-il déjà ? Ah, voilà, une quête initiatique qui changerait notre vision du monde ! Jack disait qu’un grand voyage orbital pouvait nous l’offrir. L’overview effect moi, je n’en avais jamais entendu parler. Il paraît que c’est cette prise de conscience soudaine dont les astronautes sont saisis à la vue de la terre. Jack voulait la même chose pour nous. J’ai trouvé que c’était vraiment romantique et j’ai dit oui. On ne peut pas refuser à son mari de vous emmener sur la lune ! » Jenny fait un clin d’œil à ses voisines, contente de son petit jeu de mots. Elle s’interrompt quelques secondes pour écouter. Elle entend au loin un bruit sourd, comme une foule qui scande quelque chose. Étonnant dans un quartier aussi huppé, calme et protégé.
« Bon, je vais vous résumer la chose, reprend-elle. On est parti avec SpaceX, car on a totale confiance en Elon. Je vous passe les entraînements pour le décollage et apprivoiser l’apesanteur. Sept jours et six nuits pour un tour géant de la Terre ! Vous rendez-vous compte ? Sept jours de nourriture lyophilisée sans une goutte d’alcool. Sept jours et six nuits enfermée dans un espace clos minuscule avec Jack, qui s’ennuyait à mort, mais ne voulait pas l’admettre, attachés sur nos couchettes ou sur nos fauteuils à regarder passer les étoiles. Je vous le jure, il y a de quoi divorcer au retour ! ». Jenny rit de bon cœur et ses voisines lui font écho. « Bon d’accord, on voit les planètes de plus près, mais sept jours pour compter les cratères de la lune, c’est un peu beaucoup, non ? Entre nous, le voyage n’en vaut pas le prix. 70 millions pour les deux quand même ! Mais une petite folie pour pas grand-chose. Autant s’installer dans un bon fauteuil et regarder un reportage de la NASA sur le système solaire avec un nouveau cocktail ». Ses voisines interviennent. Et l’overview effectalors ? Jenny écoute le bruit de la foule à l’extérieur, qui semble se rapprocher. « N’importe quoi ! » soupire-t-elle, en balayant l’idée d’un revers de la main. « Une fois que la fusée a décollé, vous n’avez qu’une envie, c’est de rentrer. Au moins Jack est content. Ses interviews sur le vol lui font de la publicité et lui rapportent de belles affaires. Il devient plus riche encore et il est sûr que c’est cela qui va changer sa vision du monde … ». Le chef de la sécurité interrompt abruptement le récit en arrivant en courant. « Mesdames, vous devez absolument vous mettre à l’abri à l’intérieur !! Il y a une grosse foule qui marche en direction de la propriété. Elle est presqu’au portail. J’ai appelé la police, mais il peut y avoir des dégâts et des troubles d’ici qu’elle arrive », crache-t-il essoufflé. « Mais enfin, s’écrie Jenny, qui sont ces gens qui se permettent de troubler notre tranquillité ? ». « D’après mes informations, Madame, il s’agit d’activistes du climat ». « Mais que font-ils ici ?? », s’exclame Jenny indignée. Le bruit s’intensifiant, les trois femmes courent se mettre à l’abri. Elles montent à l’étage, tout en discutant vivement de la présence tellement incongrue d’activistes dans un quartier comme le leur. Elles regardent par la fenêtre. Jenny parvient à déchiffrer une pancarte : « 1150 tonnes de CO2pour s’envoyer en l’air = 638 ans d’émission de ma voiture-monsieur-tout-le-monde !!! Félicitations pour vos noces de porcelaine !! ».
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