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The Last Stroke of the Brush (version française) par Nigel Roth

Dernière mise à jour : 3 mars 2021



Ahh, les tampons sur un passeport bien utilisé, la légère odeur de carburant d'avion qui flotte à travers les portes et le long de couloirs interminables, la frénésie des voyages internationaux vers des destinations lointaines, le lounge de l'aéroport et ses voyageurs endurcis qui boivent des bloody Mary à 8 heures du matin et, au milieu de tout cela, une toile surréaliste de près de 250’000 euros jetée au fond d'une poubelle.


Rien qu’une journée ordinaire à l'aéroport de Düsseldorf en 2020, enfin aussi ordinaire que puisse l’être un jour ordinaire dans un aéroport en 2020.


Et c’était aussi un jour ordinaire chez Christie's deux ans plus tôt, lorsqu'une autre œuvre d'art, floutée sur les bords, disproportionnée en plusieurs endroits, et tout simplement étrange partout, s'est vendue pour plus de trois cent mille euros. C’était encore près de 1300 fois moins que leur meilleure vente de tableau, le controversé Salvator Mundi, œuvre attribuée au mathématicien de la Renaissance Léonard de Vinci.


L'histoire de ces deux œuvres d'art, le tableau sans titre de la poubelle et la bizarrerie au visage flou, sont tous deux surréalistes, à plus d'un titre.


Le premier devait aller d'Allemagne en Israël il y a quelques semaines, transporté par un homme dont le café au lait sans mousse, moitié lait entier, sans matière grasse, tiède, avec trois courtes paillettes de cannelle, a pris le pas sur le paysage d'Yves Tanguy dont il avait la charge.


Le second, intitulé Portrait d'Edmond de Belamy, fut créé en 2018 par une machine. Il s'agit, en fait d'un portrait en réseau génératif et contradictoire, mais ne le dites pas à l'intelligence artificielle qui en est l’auteur, pour éviter qu’elle ne fasse une crise et se coupe l'oreille.


Tanguy était une personne en chair et en os née à Paris en 1900. Il décida de devenir peintre après être tombé sur une œuvre de Giorgio de Chirico et avoir pénétré le cercle brillant des surréalistes d'André Breton. Il se lança à corps perdu dans sa carrière d'artiste, méthodiquement et souvent complètement absorbé par la dernière œuvre en cours.


A l’inverse, le Portrait d'Edmond de Belamy, est l'œuvre d'une machine conçue et réalisée par un collectif français appelé Obvious. Le groupe a nourri son algorithme de plus de quinze mille peintures créées par l'homme, dans tous les genres et de toutes les époques, et l'a " entraînée " à créer ses propres œuvres, sans aucune intervention ou supervision humaine. Tout n’était pas satisfaisant bien sûr, mais c’est vrai quel que soit l'artiste, non ? La machine et le collectif se sont finalement mis d'accord sur une œuvre qui semblait avoir rassemblé beaucoup des éléments des exemples qui lui avaient été donnés pour y parvenir.

Quant à notre homme à Düsseldorf, après avoir montré sa carte d'embarquement, il s’est installé confortablement dans son siège avec cette fatigue typique post-aéroport, prêt à se détendre pendant les quatre heures du vol direct vers Tel-Aviv. À un moment donné durant les préparatifs de vol, peut-être lorsque que le steward expliquait ce qu'il fallait faire en cas d'atterrissage sur l'eau, bien qu’en près des quelque trois milliards de vols effectués au cours des cinquante dernières années, seuls une vingtaine d’entre eux ont atterri sur l'eau, une soudaine prise de conscience frappa notre voyageur comme un uppercut.


J’entends encore le cri d'ici.


Pendant ce temps, Tanguy, porté par le mécénat de Breton et le contrat de douze peintures par an qu'il lui avait accordé, proposait un style unique de "surréalisme non figuratif", qu'il avait présenté en 1927, lors de sa première exposition personnelle à Paris. Il avait adopté un mode de vie bohème caractéristique des années pré-nazies, les années de prospérité, ce qui avait néanmoins contribué à mettre un terme brutal à son premier mariage et à sa capacité à se nourrir.


Il continua cependant à peindre, montrant souvent des paysages d’un autre monde en deux tons, des disséminations de formes abstraites, quelques plantes et des silhouettes extraterrestres méconnaissables. Mais assez parlé du Texas. Il peignit également des taches bizarres de type organiques qui semblaient avoir été figées par une force quelconque. Bien qu'il y ait probablement une meilleure façon de décrire l’art de Tanguy, je suis sûr que c’est comme ça que l'homme désespéré du siège 12B a essayé d’expliquer aux hôtesses à bord de l’avion, haletant et au bord de l’infarctus, qu'il l’avait oublié à l’aéroport et où il l'avait laissé.


Pas de souci de ce genre pour Obvious, qui a imprimé un tableau de sept cents millimètres carrés, fièrement intitulé Portrait d'Edmond de Belamy (un clin d'œil à une "belle amie"), et qui a bénéficié du sérieux de la "première œuvre d'art créée par intelligence artificielle à être présentée dans une vente aux enchères Christie's", avec une estimation d'environ huit mille euros.


Obvious avait créé un portrait digne d'être mis aux enchères sans même quitter la salle.


Tanguy, lui, avait besoin de changer d’air.


À la fin des années 1930, il se rendit à Londres pour la première exposition rétrospective de ses œuvres, et accrocha fièrement ses tableaux dans le nouveau musée Guggenheim, ainsi que son chapeau sur le poteau de lit de Peggy Guggenheim elle-même. Malgré la présence de sa future ex-femme, il réussit à avoir une liaison torride avec cette dernière. Elle lui acheta deux de ses œuvres, et l'exposition connut un fabuleux succès. Elle permit à Tanguy de sortir enfin de sa phase d'artiste démuni, pour passer malheureusement à sa phase d'artiste abusif, avec sa seconde femme, également artiste surréaliste, la malheureuse Kay Sage.


Le couple finit par déménager dans le Connecticut, aux États-Unis, pour se saouler et se battre en toute liberté.


Si nos peintres n'avaient malheureusement pas besoin d'alcool pour se soulager l’un sur l’autre de la douleur de leurs angoisses artistiques, je soupçonne notre voyageur d’y avoir eu recours, lui qui dut endurer tout le vol vers Tel-Aviv en sachant que le tableau laissé à ses bons soins était quelque part sans surveillance, abandonné probablement devant le comptoir d'enregistrement.


À son arrivée en Israël, il put enfin contacter les autorités de l'aéroport de Düsseldorf. Malgré une fouille minutieuse, aucune trace de l'œuvre. Il demanda ensuite l'aide d’un neveu en Belgique, qui se rendit en Allemagne en un temps record dans son Edran Enigma (peut-être), et se joignit aux recherches.


Toujours rien. Le tableau avait disparu, tout comme la bonne humeur et la maîtrise de soi de Tanguy.


En effet, dans la maison de Woodbury, le peintre manifestait son malaise artistique d’une manière de plus en plus violente. Il agressait régulièrement Sage verbalement et émotionnellement, et même parfois même physiquement, comme lorsqu'il la menaça avec un couteau lors d'un dîner. Au bout d'un certain temps, Sage insensibilisée par ses accès de rage, comme cela arrive à de nombreuses femmes confrontées à un déferlement incessant, fit de son mieux pour ignorer la situation.


L'angoisse se manifestait aussi dans ses peintures, où il évoquait ce qui a été interprété plus tard comme un sentiment de malheur, avec des étendues vides menant à des horizons lointains et impossibles, des objets solitaires posés isolément sur des plaines vierges poussiéreuses, des figures d'extraterrestres sans défense, petites, face à l'immensité de ciels ternes, donnant à ses œuvres des titres tirés de déclarations de patients psychiatriques qu’il trouvait dans des revues médicales.


Finalement, le parent belge parvint à impliquer le commissaire de police de Düsseldorf lui-même. Il fit fouiller par ses enquêteurs, on l’imagine avec une certaine réticence, les déchets ramassés par l’entreprise de nettoyage de l'aéroport et ils finirent par trouver, tout au fond d'une poubelle de recyclage, un paquet plat bien emballé, de la taille d'une peinture surréaliste d'un artiste français.


Pour Obvious et leur production d'œuvres d'art par intelligence artificielle, le Portrait d'Edmond de Belamy s'est avéré être la première et la dernière image de grande taille réalisée par la machine, avec deux autres œuvres vendues aux enchères chez Sotheby's pour un prix proche de celui de l’estimation, soit près de 95% en dessous de celui du portrait de Belamy.


Notre voyageur transcontinental aux cheveux devenus blancs récupéra le paquet qui s’avéra bien être son tableau manquant. On le lui rendit avec une mise en garde contre le fait de laisser ses bagages sans surveillance.


Quant à son auteur, Raymond Georges Yves Tanguy, il mourut subitement en 1955. Ce fut là son dernier coup de pinceau.



photo by Daian Gan

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