Lorsque nous regardons des photos de personnes nées il y a plus de deux cents ans, nous instaurons une certaine distance que ne parvenons pas à combler, car ces gens ont tout simplement vécu il y a trop longtemps.
Dans la plupart des cas, l’obligation de rester parfaitement immobile pendant un long moment pour que la photo ne soit pas floue, avait pour conséquence que le sujet prenait souvent une apparence étrange. Des yeux légèrement fixes, une face austère, un regard confus, voire un air effrayé. Aucun de ces éléments pourtant n'est sans doute un reflet fidèle de la personnalité du modèle.
Et puis il y a cette photo, prise vers 1860, de Stephen Collins Foster, qui montre plus clairement que toute autre photo qu’il m’ait été donnée de voir, un homme tourmenté.
Alors que les célébrations du 4 juillet déferlaient sur la nation américaine juste quinquagénaire, Foster naissait, devenant le plus jeune de dix enfants. Ses parents avaient émigré d'Écosse vers l'ancienne province septentrionale d'Ulster, où se trouve aujourd'hui l'Irlande du Nord, puis vers le Commonwealth de Pennsylvanie, où il a grandi, fréquentant des écoles au nom du fondateur William Penn, dans lesquelles il a appris la grammaire et la diction, le latin et le grec, ainsi que la calligraphie.
On sait peu de choses sur les débuts de Foster, si ce n'est qu'il était bon élève, jouait de la clarinette, de la guitare, de la flûte et du piano, mais pas en même temps (pour autant que je le sache), et que lorsqu'il est arrivé à Towanda, au nord-ouest de Wilkes-Barre, sur la rivière Susquehanna, dont le nom en algonquin signifie joyeusement "cimetière", pour suivre une formation d'ingénieur avec son frère Bill, il en est reparti aussi vite. Il préférait apparemment l'excitation et les perspectives de Pittsburgh, dans les années 1830, à la routine laborieuse de la plupart des autres villes de Pennsylvanie, dont nous n'avons probablement jamais entendu parler, et ce pour de bonnes raisons.
Mais Pittsburgh se révéla difficile pour Foster, et bien que nous n'ayons aucune idée de ce qu'il y fit, à part rendre visite à de merveilleux amis de Squirrel Hill comme je le ferais aussi, il remonta le fleuve Ohio sur un bateau à vapeur rutilant appartenant à la compagnie de son frère Dunning McNair Foster, jusqu'à la Ville Reine, Cincinnati, où il commença à écrire, plutôt que de tenir une comptabilité comme il était censé le faire.
Et il a écrit.
"Oh Susannah", écrivait-il, comme s'il participait aux "Camptown Races". Il a écrit "Si Nelly était une dame" ou non. Et tout en écrivant, il espérait que "les temps difficiles ne reviennent plus", et se souvenait de sa "vieille maison du Kentucky", où il n'a en fait jamais vécu. Mais c'était un "beau rêveur" et il rêvait de "Jeanie aux cheveux châtain clair" qui chantait pour "les vieux de la maison".
Bien sûr, Foster avait aussi ses détracteurs.
Ses chansons étaient-elles racistes ? Nous pouvons affirmer sans hésiter que les ménestrels maquillés de noir qui les chantaient étaient une abomination, et qu'ils ont créé, confirmé et perpétué la perception de la relation stratigraphique entre les humains en fonction de la couleur de leur peau.
Et, bien que les paroles de certaines de ces chansons fussent absolument désobligeantes à l'égard des Afro-Américains, comme celles de Old Folks at Home, d'aucuns considèrent que Foster a mis en lumière les réalités de l'esclavage sous une forme qu'il savait populaire et donc percutante. De la même manière, Harriet Beecher Stowe l'a fait avec La Case de l'oncle Tom, un livre auquel on attribue à la fois l'ancrage permanent des stéréotypes afro-américains dans la psyché américaine et, à l'inverse, la mise en place des bases fondamentales de la guerre de Sécession pour mettre fin à l'esclavage.
Mais ce n'est pas dans ce but que Foster les a écrites, même s’il s'est aligné sur les abolitionnistes de l'époque, comme Charles Shiras, écrivant même une pièce de théâtre pour promouvoir un changement de pensée et de comportement. Enfin, à l'instar de Samuel Clemens ou de Mark Twain qui ne voyaient rien de mal à l'esclavage dans leur jeunesse, il a semblé changer d'avis avec le temps, à mesure qu'il grandissait en tant qu'artiste et évoluait en tant qu'être humain.
Malgré cela, il est aussi exact que nombre de ses chansons reprennent des thèmes sudistes, à une époque où l'esclavage était encore un fondement de l'économie et faisait partie intégrante du mode de vie de ces Etats. Pourtant, Foster n'a jamais vécu dans le Sud et ne s'y est rendu qu'une seule fois, lors de sa lune de miel, le reste de sa vie se déroulant dans le Nord, en Pennsylvanie puis à New York.
Il a certainement écrit des chansons à boire, comme "When the Bowl Goes Round", mais aussi des chansons en faveur de la tempérance, comme "Comrades Fill No Glass for Me". Et il était tout aussi à l'aise pour composer des ballades sur la guerre civile un jour et des hymnes religieux le jour suivant.
Il est probable que Foster ait tout simplement aimé écrire des chansons, et que son éducation dans des villes riches en immigrants, avec une myriade de cultures et de points de vue, ait joué un rôle dans sa capacité à écrire pour l'occasion, en prenant une certaine distance émotionnelle.
Quelle que soit sa motivation, il a beaucoup écrit, et son œuvre a influencé plusieurs générations de musiciens et de cinéastes, d'artistes et de dramaturges, et son fantôme survit dans les œuvres de Gordon Meredith Lightfoot et de Neil Sedaka, d'Arthur Ira Garfunkel et de Percy Aldridge Grainger, ainsi que dans celles du groupe Squirrel Nut Zippers. Il y a des choses qui portent son nom partout aux États-Unis, mais sa statue est, pour l'instant, cachée sous une couverture dans une pièce sombre, soustraite à la vue de la Schenley Plaza de Pittsburgh.
Un an avant la fin de la guerre de Sécession et l'effondrement de la philosophie esclavagiste américaine, Foster serait tombé malade dans sa chambre d'hôtel à New York. Il a été découvert sur le sol, nu, saignant abondamment, le cou tailladé. Son portefeuille en cuir ne contenait qu'un morceau de papier avec la phrase "Chers amis et cœurs doux" et trente-huit cents, un cent pour chaque année de sa vie.
Le couteau qu'il a utilisé était à proximité.
Bien que le syndrome de stress post-traumatique n'ait pas encore fait l'objet d'un diagnostic dans les années 1860, il ne fait aucun doute que les civils qui ont vécu la guerre, et les soldats qui y ont participé, en ont souffert et en ont gardé des cicatrices qui n'ont pas été soignées. Et, lorsque le soutien social et culturel fait défaut, comme le décrit Kathleen Logothetis Thompson dans Suicide and the Civil War en 2016, le stress psychologique et le suicide suivent souvent.
Foster semble avoir été très seul lors de ses tournées, malgré le fait que le public ait été avide de le rencontrer et de l’entendre. Il a peut-être ressenti ce stress, comme beaucoup aujourd'hui, face à la pandémie.
Lorsque nous nous sommes enfermés, les gens ont repris leur souffle après la course effrénée de leur vie. Le taux de suicide a chuté ; mais lorsque nous avons recommencé à mener nos existences difficiles, à économiser et essayer de joindre les deux bouts, tout en subissant d'être enfermés avec les membres de notre famille pendant ce qui peut avoir semblé êttre une éternité, le taux de suicide est remonté et continue de grimper. Les professionnels de la santé mentale se font l'écho de la nécessité de renforcer le soutien aux personnes vulnérables, ce que Foster n'a jamais obtenu.
Et sa statue a été déboulonnée à juste titre, parce que, bien qu'elle représente un Foster à l'air satisfait, avec un nœud papillon et un long manteau, il regarde sur sa droite un homme afro-américain, probablement un esclave, assis, grattant un banjo, ce qui le lie inextricablement aux tenants tolérants de l'esclavage.
Si le sculpteur Giuseppe Moretti n'avait pas ajouté ce musicien aux pieds nus, la statue de Foster serait peut-être restée là où elle était. Elle serait un symbole du "père de la musique américaine", mais aussi du fléau du suicide. Ce mal, tout aussi répandu aujourd'hui, nécessite autant notre attention, que lorsque Stephen Collins Foster fredonnait "Kiss Me Dear Mother Ere I Die", dans son hôtel du Bowery, à New York, en 1864.
Photo by Ylanit Koppens
Comentários