Il faisait au moins quarante degrés la dernière fois que j'avais regardé un thermomètre ce matin-là. Rien ne m'avait refroidi, c'était comme être réchauffé par un micro-ondes, de l'intérieur vers l'extérieur.
J’avais commandé un Limca, toujours en vente aujourd’hui depuis les années 70, quand le refus de Duke's Lemonade de partager sa formule amena Ramesh Chauhan à créer sa propre boisson pour le concurrencer et finalement dépasser le rival de Pepsi.
Trois pour le prix d'un ? Demanda le serveur.
Bien sûr, répondis-je, la sueur dans les yeux, reconnaissant une bonne affaire quand j'en voyais une.
Je me suis assis, ma chemise détrempée collée au plastique chaud de la chaise du café, et j'ai regardé autour de moi. Une famille se disputait à quelques tables de là. L'homme était incroyablement sonore. Il levait les bras et pointait du doigt n’importe qui sans discernement à travers le café, chaque fois qu'il élevait la voix. La femme dénigrait ses débordements en agitant la main et en l’insultant. La dispute s'intensifiant, tout le reste semblait perdre de l'importance pour moi et pour les autres buveurs de Limca en ce matin indien brûlant.
Le couple ne faisait attention à personne autour d'eux. Tous, comme moi, les clients étaient subjugués par la férocité de leurs récriminations de plus en plus folles.
Ils ne prêtaient pas non plus attention à leurs enfants, une fille et un garçon, assis à côté d'eux, peut-être habitués à cette cacophonie de colère et de vitriol. Tranquillement, ils jouaient avec leurs serviettes, les pliant sans grande conviction et se les lançant l’un vers l’autre dans le vain espoir de s'enfuir.
Je sirotai ma Limca glacée fraîchement amenée et regardai la file interminable de voitures, de camions et de bétail qui défilait sur la route devant moi.
Les voix du couple se faisaient encore plus fortes et semblaient reproduire à l’identique le bruit du diesel d'une suite de camions de gravier qui passaient en trombe à quelques mètres de moi, remuant la chaussée sèche dans un fracas de pierre. Des nuages de poussière se dirigèrent soudain vers nous et, prudemment, je couvris le goulot de ma bouteille avec le pouce.
La dispute se poursuivit ainsi dans ce brouillard nauséabond. On voyait vaguement des mains, on entendait toujours des voix furieuses, et dans la cohue du bruit et de la poussière, les enfants s'éloignèrent de la table.
Lorsque le nuage se dissipa et que les camions eurent disparu au détour d'un virage, le couple, debout, se criait alors dans la bouche l'un de l'autre, leurs visages très rouges et leurs dents grinçantes très blanches.
Semblant anticiper une probable escalade, quelques consommateurs du lieu se levèrent, et se dirigèrent vers eux.
Et, c'est alors que cela arriva.
L'homme se jeta sur la femme. Sa chaise se renversa, elle la lui renvoya d'un coup de pied et lui lança ses griffes vers le visage. Les clients se levèrent pour se mettre entre eux, mais se heurtèrent les uns aux autres en cherchant à atteindre leur objectif. L'homme se jeta à nouveau sur elle, la femme sauta en arrière, renversant une table et le petit déjeuner qui venait d'y être déposé par le serveur, qui s'était maintenant retiré dans l’arrière-café.
Les clients se remirent sur leurs pieds et s'approchèrent des adversaires, mais ne purent aller plus loin. Car derrière nous, alors que nous étions sur le point de les sauver et que les protagonistes étaient au bord de la folie, il y eut un terrifiant crissement de freins, le frottement des pneus sur le gravier, le passage des vitesses sans embrayage, et un bruit sourd et mortel.
Comme un seul homme, nous nous sommes retournés.
Il y avait une petite voiture blanche, perpendiculaire à la route. Ses pneus fumaient, et le conducteur et le passager étaient assis parfaitement immobiles à l'intérieur. Il y avait des panaches de poussière et une intense odeur de caoutchouc. Et enfin le silence, à part le bruit des freins des véhicules qui s'arrêtaient lentement à l'arrière de la scène.
Nous vîmes le conducteur pousser sa portière en grinçant, sortir de manière instable, rester là, dans l'embrasure, et regarder par-dessus le capot, les lunettes brisées.
En groupe, nous fîmes tous un pas en avant, espérant peut-être voir un chien blessé, ou un poulet, ou même une vache.
Ce n'est pas ce que nous vîmes.
Lui, le garçon, était assis immobile au milieu de la route, une serviette de table à la main. Il avait l'air confus et poussiéreux. Il s'est levé en tremblant, et a commencé à se diriger vers nous, en état de choc, à moitié mort.
Son père, oubliant instantanément à quel point il détestait sa mère, courut vers lui et le serra dans ses bras.
Elle, la fillette, n'était pas assise. Elle était allongée face contre terre, son corps faisait un angle bizarre. Elle était immobile.
La mère, qui avait oublié à présent qu'elle détestait son mari, courut vers sa fille, qui gisait sur la route.
Elle tomba à genoux, attira l'enfant contre elle, la berça et la prit dans ses bras.
Tous les véhicules s'étaient arrêtés, et tout était calme comme la mort. Personne ne parlait ou même ne respirait.
Nous l'avons tous regardée se relever et marcher, hébétée et pleurant doucement, jusqu'à la table où ils avaient assis la petite fille pour le petit-déjeuner trente minutes plus tôt.
Et puis nous avons tous détourné le regard, aucun d'entre nous n'était en mesure de comprendre ce qui venait de se passer, si rapidement, si définitivement, devant nous.
Alors que nous nous rassemblions, nous avons entendu une voiture démarrer, son moteur vrombir et ses roues faire crisser les cailloux sous elles, et commencer à s'éloigner.
La foule autour de moi murmura quelque chose, puis se mit à crier et à courir vers la petite voiture blanche. Des hommes, des femmes, des enfants, et le père, tous se précipitèrent vers la voiture qui essayait de faire demi-tour pour s'éloigner.
Mais la foule arriva la première.
Ils lui bloquèrent le passage, et une nouvelle vague de spectateurs en colère l'empêcha de faire marche arrière. La voiture avait peu de chances de s'enfuir. Elle tourna à gauche, à droite et encore à gauche, et tourna en rond mais ne trouva pas d'issue. La foule se rapprochait, l’empêchant de faire marche arrière ou d'avancer sans blesser plus de gens.
Elle la bloqua complètement, et ceux qui ne fermaient pas le poing et ne montraient pas le ciel commencèrent à la faire basculer d'avant en arrière ; le conducteur et le passager s'arcboutaient sans espoir tandis que leurs corps se heurtaient tour à tour de chaque côté.
On força la porte avant et le passager fut tiré de son siège. Avec le conducteur, il tomba à genoux sur la route de gravier.
Le bruit de la foule hurlante était assourdissant et, sans aucune défense, ces hommes furent frappés, battus à coups de pied ; ils se firent cracher dessus et furent châtiés avec des bâtons trouvés dans les environs et apportés à cet effet. Ils essayaient de se couvrir le visage avec leurs mains ensanglantées, mais, incapables de courir, de marcher ou même de ramper, ils furent fracassés à mort, lentement. Ils agonisèrent sans que leurs cris, leurs gémissements et leurs supplications ne soient remarqués.
"Dayā", criaient-ils, mais la foule ne les entendait pas, ne voulait pas les entendre, ne voulait pas s'arrêter.
"Dayā, dayā, dayā !
Mais il n'y avait aucune pitié.
Ce fut terminé en quelques minutes.
Toujours bruyante mais la colère assouvie, la foule retourna à ses affaires, ses véhicules, ses magasins, ses jeux, le bord du chemin de terre et ses tables au café. Les hommes gisaient immobiles au milieu de la route, brisés, tordus, le visage meurtri et tuméfié, nous regardant tous avec des yeux ternes de regret.
Il faisait au moins quarante degrés certes, mais vous en aviez eu trois pour le prix d'un.
Photo by Yogendra Singh
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