« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. » Blaise Pascal
Je n’ai jamais revendiqué la maternité de mes pensées. Je ne les crée pas. Elles viennent à moi. Peut-être sont-elles déjà à l’intérieur de moi, mais je dois être en situation de les recevoir. Toute activité un tant soit peu créative suppose ma disponibilité intérieure. Il arrive qu’elle ne soit pas au rendez-vous. Comme une radio, mon antenne doit être active pour que je capte quelque chose du monde et attrape au vol les pensées qui tournent dans mon univers. Comme l’ourse, je hume, je flaire mon environnement extérieur et intérieur. Si l’antenne est parasitée, je ne crois pas être capable de produire une pensée dans mon propre système. Analyser une situation, oui. Comprendre une situation, oui. Déduire une idée de ce raisonnement, oui. Produire une pensée, non. Mon cerveau est une masse certes active, mais improductive.
Ce que je capte, c’est d’abord une sensation. Ensuite, cette sensation se transformera en pensée transmissible. Mon antenne, c’est mon corps. C’est avec lui, ma respiration et les battements de mon sang que je vis le monde sensible. Mon antenne, c’est encore, mon espace intérieur, celui que j’habite. Il doit rester libre pour que mes sensations et les pensées associées viennent à ma conscience et se transforment en un message plus ou moins audible. Mon cerveau, en dernier lieu seulement, analyse et organise une forme possible d’expression.
J’ai donc besoin que mon espace intérieur soit libre. Les ruminations parasites, les inquiétudes, les préoccupations doivent pouvoir être suffisamment neutralisées pour que la perméabilité entre les mondes soit possible et le processus ait lieu. Cette liberté consciemment entretenue peut être le fruit de la méditation, de la marche ou du yoga. Pour moi, deux choses libèrent cet espace. L’activité manuelle. Épluchage, désherbage, arrosage et toutes ces sortes de choses, si possible répétitives. Ou l’ennui !
Quel est leur intérêt pour moi ? Les deux sont des disjoncteurs de mon cerveau. Quand l’activité de celui-ci prend toute la place, je ne ressens plus rien, si ce n’est le surpoids de mes préoccupations et questionnements. Mon espace intérieur n’est pas disponible et ma conscience ne reçoit pas de matière à transformer. Qui n’a jamais expérimenté cela ? Trop de préoccupations et d’inquiétudes, trop de questions et de suppositions, trop de raisonnements qui s’incrustent et nous vampirisent.
Aujourd’hui, cependant, ce ne sont plus seulement ces états d’être, en principe passagers, qui nous isolent dans une partie de nous-même, qui reste improductive. Ce sont aussi notre hyperactivité et les outils technologiques que l’on a mis à son service, qui prennent notre espace intérieur en otage. Ces outils sont de puissants dérivatifs pour nos émotions, nos angoisses, nos états d’âme. Ils ont malheureusement un pouvoir immense de nous couper de cet espace, qui a besoin qu’on le laisse respirer et qu’on l’écoute. Ils ont largement supplanté l’évasion par la lecture, l’écoute véritable de la musique, la contemplation de la nature, les activités de plein air pour les enfants et adolescents ou le plaisir des jeux de société. Les outils technologiques nous font vaciller.
L’épidémie qui sévit depuis plus d’une année a scotché, plus que jamais, la moitié du monde au moins devant ses écrans. On travaille certes. On remplit aussi le vide du temps, autrefois occupé par moult activités extérieures. Remplir le temps. Confinés chez nous, en télétravail ou en inactivité, l’ennui guette. Mais est-ce vraiment l’ennui auquel nous voulons échapper en nous absorbant dans nos écrans ? L’ennui nous fait peur, mais peut-être pas en tant que tel. C’est surtout l’angoisse, qui naît de l’ennui nous livrant à nous-même, que l’on craint.
L’ennui nous gêne aussi, parce que l’inactivité est devenue une tare. Bons élèves, nous avons appris à être actifs. Tout le temps. Du matin que l’on se lève au soir que l’on se couche. Le travail, les formations, les activités familiales, les sorties entre amis, le sport, les activités culturelles, les loisirs, les voyages, les stages en tous genres, tout cela, c’est de l’activité en continu. Qui s’autorise encore à laisser son esprit divaguer en regardant le paysage une fois assis dans le train ? Depuis plusieurs mois, cette hyperactivité s’est reportée sur nos écrans. Séries et films, voyages virtuels, shopping, jeux en ligne, apéros amicaux, chats et réseaux sociaux, nous remplissons le temps dedans comme nous le remplissions dehors, avec cet effet pervers que l’oxygénation et le plaisir n’y sont pas. Rester couché sur son canapé à surfer sur son téléphone, c’est encore et toujours une forme d’activité, qui masque le vide, sans le remplir, et trompe l’ennui.
Tromper son ennui ? J’ai la chance, je crois, d’avoir vécu, jusqu’à l’âge adulte, une période où l’ennui faisait encore partie de la normalité. Pas de technologies, une télévision avec quatre chaînes en langue française, dont l’usage était contrôlé. L’ennui faisait partie de certains dimanches de pluie ou de certains jours de vacances. Si nous n’étions pas disposés à nous lancer de nous-mêmes dans une activité, l’activité ne venait pas à nous et la technologie n’était pas là pour masquer ce temps vide, que l’on passe aujourd’hui à surfer sur son écran. C’étaient des plages de temps, où de l’envie de rien et de la langueur naissait une forme inéluctable de lâcher-prise. Si l’ennui vécu comme un état chronique a des effets néfastes, les plages d’ennui ont des vertus que l’on a oubliées tant l’on ne s’y laisse plus aller. Ce sont des plages de temps où l’on pose les armes. Où l’on n’attend rien de l’extérieur et l’on n’exige rien de soi-même. Où la respiration peut renaître et notre monde intérieur se dévoiler à nous, avec ses rêveries, ses divagations, son imaginaire et toutes ses pensées.
Photo by Plato Terentev
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