D’après une idée d’Alice, ma fille
En cette fin d’année, l’entreprise low cost Chrismasbot n’était pas à la fête. Son service après-vente saturait de réclamations, quand il ne croulait pas sous les retours de marchandises. Par chance, les chiffres d’affaires liés à la quantité d’achats excédaient les pertes dues à la piètre qualité des produits. Néanmoins, un sursaut s’imposait. Début décembre, deux catégories d’articles allaient révolutionner le marché : le sapin et la famille de Noël ! Comme la devise de Chrismasbot était « plus vite, c’est pas pire », la maison lança, sans trop attendre les fignolages, ses tout derniers modèles sortis des laboratoires. Mais ces automates dernier cri n’allaient-ils pas donner le coup de grâce à la fabrique ? Plusieurs responsables en dormaient mal la nuit.
Bon, il ne fallait pas dramatiser. SNO, le Sapin de Noël Otonome (petite coquille du concepteur) se vendait comme de petits pains, d’Oslo à Johannesburg. La majorité des commandes recevait une évaluation positive. Un authentique conifère de fête, que ce SNO !
Même succès pour les quatre droïdes costumés, le père et la mère Noël assistés de leurs neveux jumeaux, Ni et Na. Cet assortiment livrait cadeaux et jouets la veille du 25. En attendant ce grand soir, les exemplaires de ce quatuor accueillaient les visiteurs dans les musées, les spectateurs dans les théâtres et cinémas, servaient dans les cafés, bars et restaurants, assuraient la promotion dans les grandes surfaces ou jouaient le rôle de steward et d’hôtesse à bord des avions, des bateaux et des trains internationaux.
Forcément, le rodage de ces spécimens fraîchement sortis d’usine risquait de surprendre. Et les premières défaillances de jeunesse ne tardèrent pas à gagner les oreilles des dirigeants de Chrismasbot. Par exemple, à plusieurs reprises, dans le salon du destinataire, les pièces détachées de SNO ne s’étaient pas assemblées automatiquement, comme elles l’auraient dû. Parfois aussi, l’arbre de la Natalité s’édifiait en plus d’une heure, pour finir par crever le plafond. On rapporte que dans quelques cas, boules, bougies, guirlandes, anges en massepain s’étaient brusquement déployés dans un chaos inextricable. Pire, il survint hélas un couac majeur. L’incident fit le buzz. Écoutez plutôt…
À Zermatt, dans le chalet des Imboden, l’arbre de Noël artificiel à peine monté, complet, perçut par ses capteurs un mouvement dans la salle de séjour. Aussitôt, son étoile faîtière fit rayonner un faisceau laser afin de localiser puis d’identifier les membres de sa nouvelle famille.
Mathias Imboden était un jeune et solide ado bien barbu. Durant ses vacances d’hiver, il aidait son père à la Boutique du chocolat, Banhofstrasse. Ce matin-là, vers 10h15, il s’était réveillé en retard, d’où une avalanche d’appels paternels sur son portable. Sa mère, qui lui avait préparé le p’tit déj, venait d’ouvrir l’Office du tourisme. Sa sœur avait découché, comme d’hab.
Alors que, la bouche bourrée de vacherin, Mathias trempait son double toast dans le café noir, il sentit quelque chose lui effleurer la nuque. Grosse chair de poule. Il bondit, fit volte-face : le sapin de Chrismasbot se dressait suspendu derrière sa chaise, masquant le frigidaire américain. Son sang ne fit qu’un tour. L’ado détala du chalet. Au pas de sprint, dans la neige fraîche, en pantoufles et pyjama, il débusqua dans le magasin paternel bondé de badauds. Surmené, son père peaufinait un emballage cadeau quand il fut distrait par un mouvement de foule au seuil de son magasin. Le chocolatier eut à peine le temps de demander à la dame qui attendait sa boîte de pralines :
‑ Vous payez par carte ?
La bousculade gagna les clients qui patientaient devant le comptoir. Un sapin de Noël venait de se faufiler parmi les amateurs de chocolat, pour se dresser, avec sa généreuse décoration, derrière le fils en pyjama, aussi muet qu’un bonhomme de neige.
Le docteur accouru d’urgence hospitalisa Monsieur Imboden. Le médecin qui prenait l’intrus de Noël pour le sapin de la boutique diagnostiqua une crise de délire, alors que son patient souffrait d’une subite hypertension. Alertée, la mère ferma le commerce de chocolat. Après avoir lu et relu la notice, elle débrancha l’arbre. Hélas, ce que les Imboden ignoraient, c’était que SNO se réactivait automatiquement après trois heures de coupure de courant (c’était écrit en tout petit en bas de l’avant-dernière page du mode d’emploi). Entre de bonnes mains médicales, le père avait juste besoin de repos. Son état n’inspirait plus d’inquiétude. Rassuré, Mathias avait besoin de se changer les idées. Il céda donc à la pression de sa petite amie. D’accord, il irait skier avec elle sur la cime du Gornergrat, cet après-midi.
Le petit train de montagne qui emmenait les skieurs sur les pistes ne s’arrêta point aux petites stations intermédiaires avant le terminus. Le signal d’alarme semblait bloqué. Cris, cohue, syncopes en série. La copine de Mathias faillit tourner de l’œil. L’ado barbu s’efforça de calmer les passagers en anglais scolaire. Quand enfin le convoi stoppa, ce fut la ruée hors des wagons. À l’accueil, au sommet, les guides de montagne et les profs de ski furent assaillis de témoignages invraisemblables. La rumeur d’un sapin sauvage venu du ciel se répandit jusqu’à l’observatoire.
Guirlandes et boules au vent, le sapin de Noël autonome de chez Chrismasbot ombrageait le fils de la famille Imboden, hagard sur la poudreuse. Sa chérie le planta. Elle avala en schuss le versant le plus abrupt du Gornergrat. Matias ne put la rattraper avec ce SNO qui ne lâchait plus le bout de ses skis ! Dévalant la piste noire, le conifère vibrant de sa garniture provoqua des accidents à gogo.
SNO ne fut pas renvoyé en usine, mais réaffecté. Muni d’un GPS, il tenait désormais compagnie à un bûcheron retraité qui, lors de ses fugues, se perdait dans la vallée…
Un autre souci secoua Chrismasbot. Il impliquait à Genève le lot 26 des quatre personnages de Noël. Voyez plutôt…
En cas d’absence des destinataires, ce père Noël livrait avec effraction, afin de préserver la surprise et de s’épargner l’abandon des cadeaux sur le paillasson (le risque de vol était trop élevé). Sitôt l’accès libre, il posait comme il se devait le paquet près de la cheminée, ou, à défaut, au pied du sapin. Il repartait sans rabattre la porte fracturée (désormais rebelle à la fermeture) et reprenait son timon sur le carrosse bling-bling bourré de cartons chamarrés. À ses côtés, la mère Noël, qui partageait son cahier des charges, mais désapprouvait les façons braques de son époux, même si elles faisaient rire les petits neveux. Elle, elle préférait manipuler les serrures.
Lors d’une ouverture particulièrement retorse (la mère Noël n’en arrivait pas à bout et les neveux commençaient à chahuter dans le couloir), l’automate à la barbe blanche retira de sa hotte un objet sombre, mince et long.
‑ Je t’ai déjà dit que ta méthode nous ralentissait. Avec ta minutie, si je te laisse faire, on ne pourra jamais boucler la tournée dans les temps !
‑ Ho, père Noël, tu ne vas quand même pas encore abattre la porte ! Ce serait la douzième de la soirée !
‑ Que non, ma mie, impossible avec tous ces verrous !
‑ Ah, tu me rassures.
Une flamme bleue jaillit du chalumeau. Le père Noël repoussa les récriminations de sa chère collègue et épouse tandis qu’il faisait fondre l’entrée.
‑ Qu’importe la porte, pourvu qu’on apporte la chaleur de Noël.
Cependant, une fois parvenus à l’intérieur, les quatre droïdes se découvrirent déboussolés.
‑ Mince, aucune décoration !
‑ Pauvres athées ! s’attrista le père artificiel.
‑ Mais alors, le colis qu’on livre, c’est pas un cadeau de Noël ? s’inquiétèrent les deux neveux en tunique rouge.
Le vieux barbu lorgna de plus près la déclaration douanière sur l’emballage.
‑ Ça, alors ! Un appareil médical qui mesure la pression de l’œil, constata-t-il, ému, tout gêné.
De retour dans le carrosse autoguidé, le père et la mère Noël subissaient l’ennui de leurs neveux.
‑ Pourquoi des cadeaux à Noël ? soupira Na.
‑ Noël est un moment privilégié, répliqua la mère Noël. On peut alors s’interroger sur ce que l’autre aime.
‑ Mais pourquoi ne pas le lui demander directement ? relança Ni.
‑ Parce que les désirs de l’autre sont en général enfouis dans le brouillard, rétorqua la gynoïde à la chevelure bouclée blanche.
‑ Ah ?
Le père Noël s’en mêla :
‑ En tout cas, les humains répriment trop souvent dans leur for intérieur les désirs d’offrande.
‑ Oui, confirma la mère Noël, l’offrande est un instinct chez les bambins.
‑ Mais les calculs sociaux écrasent les instincts chez les adultes, déplora son mari.
‑ C’est quoi, un instinct ? s’interrogea Ni.
‑ C’est un penchant qu’on a dès qu’on existe.
‑ Un penchant vers quoi ?
Il leur restait une dernière livraison, à Carouge. Délicate. Sur l’emballage, un avertissement : « attendre instructions avant de remettre le colis ». Minuit approchait.
À côté du portail de l’austère tour carougeoise, un cube requerrait un code. La mère Noël finit par en avoir raison. Dans le couloir du huitième étage, à droite de l’entrée de chaque appartement, un cube surmontait un avis : « avant de sonner, entrer le code envoyé via la box municipale. La mère Noël s’affaira. Enfin, la porte s’éclaira d’un questionnaire. La dernière rubrique demandait : « quel bon vent vous amène ? ». Le père Noël commençait à s’échauffer, surtout avec les deux neveux qui se chamaillaient derrière lui.
‑ Oh, non, pas le chalumeau pour finir notre tournée ! protesta son épouse.
Il tapa donc du poing contre la porte. En peignoir, une jeune femme frisée finit par entrouvrir.
‑ Ah, c’est pour mon Noël !
Elle dévisagea les robots engoncés dans leur laine rouge.
‑ La livraison pour les fêtes est automatisée, cette année ? On n’arrête pas le progrès…
Souriant, le père Noël tâtait un objet de la taille d’une puce. Un bip retentit.
‑ Oh ! Mince !… On m’interdit à l’instant de vous livrer, mademoiselle.
‑ Allons, allons, c’est Noël. Mon présent n’est qu’un dé à recoudre.
‑ Qu’est-ce que vous recousez ? demanda la nièce de Noël.
‑ Les demeures, voyons.
‑ Recoudre les demeures, chouette !
La petite arracha le petit bibelot des mains gantées de son oncle pour le déposer sur la paume de la jeune femme.
Les quatre droïdes regagnèrent leur carrosse. Le père Noël réprimanda l’impétuosité de Na. On entendit les douze coups de minuit. À peine leur véhicule s’élança-t-il vers le carrefour de la rue Ancienne que le sobre édifice qu’ils venaient de quitter fut remplacé par un palace à la façade étoilée.
En fait, la couturière avait rebrodé tous les immeubles low cost dans le canton de Genève. Noël transfigurait les nouvelles bâtisses en somptueux édifices. Les responsables de Chrismasbot pouvaient enfin dormir sur leurs deux oreilles.
Photo by Meruyert Gonullu
Kommentare