5h45, le réveille-matin sonne. Un bip, deux bips, trois bips, Russell lance la main à l’aveugle et claque l’animal bruyant. Il se dresse dans son lit. Il a mal dormi, encore épuisé de la veille et de tous les jours précédents. Il est seul, comme chaque matin depuis plusieurs mois. Deux bips. La machine à café et le four à micro-onde se mettent en route dans la cuisine. Il fait encore nuit et la température dans la chambre est fraîche. Russell frissonne. Deux bips. Sa centrale intelligente enclenche le chauffage et l’eau de la douche pour qu’elle soit bien chaude quand il entrera dans la cabine.
6h30, Russell est dans la cuisine. Il est vêtu d’un bas de training confortable, d’une chemise avec une cravate et d’un veston léger. Il est pieds nus, car le chauffage opère par le sol. La cuisine sent le café et le beurre chaud. Russell avale, sans les goûter, un croissant et deux cafés, tout en faisant défiler les titres du jour sur l’écran OLED de sa cuisine.
6h55, Russell est dans son bureau, installé en sous-sol. Il se logue sur le portail internet de son employeur, une grosse société d’assurance anglo-saxonne implantée en Europe et aux USA. À cause d’une épidémie au début des années 20, son employeur avait organisé le télétravail pour tous. Plusieurs années plus tard, le système perdure. Le temps, que les employés consacraient aux déplacements avant l’épidémie, a été ajouté aux horaires de travail pour le même salaire, sans que personne n’ait osé s’y opposer. Il faut dire que les postes de travail tiennent à un fil. Alors, Russell et ses collègues se tiennent cois.
Russell télécharge la liste de ses clients à contacter pour la promotion de nouveaux produits et celle, concoctée par l’algorithme, des personnes les plus susceptibles d’être tentées par un changement d’assureur. Il est tendu. Il a de grands cernes sous les yeux. Il sait pourtant que le stress et la fatigue sont des facteurs défavorables à ses résultats. Sa performance, en quantité et qualité, fait l’objet d’une évaluation depuis plusieurs mois. Un jour par semaine, chacun de ses vidéo-entretiens est analysé à la loupe. Il ne connaît jamais le jour de l’évaluation.
L’employeur de Russell est en train de réaliser une vaste étude sur les bénéfices et inconvénients de maintenir des humains comme vendeurs d’assurances ou de faire appel à des robots intelligents. Russell a eu vent du fait que, les jours d’évaluation, un « collègue » humanoïde travaille en parallèle avec une liste similaire. Les conversations sont enregistrées et filmées, côté vendeur et côté clients. Les plus infimes réactions des clients, les moindres hésitations, confusions ou lenteurs du vendeur sont passées au crible. Russell sait qu’il en va de son avenir professionnel. Il a quarante-huit ans. Si la compagnie d’assurance met ses vendeurs sur la touche, il ira rejoindre la cohorte des chômeurs victimes de la robotique. Et après ?
Depuis plusieurs mois, Russell ne sort plus. Des heures durant, le soir et les week-ends, il s’entraîne aux entretiens grâce à un logiciel acquis en commun avec quelques collègues. Il a passé plusieurs heures à fournir au logiciel les données nécessaires pour son entraînement. Il a effectué ses propres enregistrements vidéo des entretiens pendant plusieurs semaines. Il en a extrait toutes les questions et objections susceptibles d’être soulevées par le client, puis introduit ces questions et objections dans le programme. Une fois programmé, le logiciel a été capable de créer plusieurs clients fictifs avec lesquels s’entraîner. Russell y passe tout son temps libre. C’est devenu une obsession. Il en perd son sommeil et sa santé. C’est pour cette raison que sa femme est partie chez ses parents avec les enfants. Elle ne voyait plus de sens à partager sa vie avec quelqu’un qui se transformait en robot.
Russell a-t-il vraiment le choix ? Pour atteindre une performance équivalente à l’intelligence artificielle, il doit gommer toutes les faiblesses, tous les accrocs, tous les soi-disant petits défauts de l’humain chez lui, mais aussi tous les élans personnels, ces petites questions sur les enfants ou la santé, ces petites réflexions de rien qui font rire et qui détendent, mais qui font perdre du temps ! Il espère ainsi sauver son emploi pour quelques années. Pourtant, après des mois de lutte contre lui-même et contre son équivalent humanoïde, le couperet est tombé. Russell a été licencié, malgré ses excellents services.
Trois ans plus tard, se relevant d’une sérieuse dépression, Russell range le sous-sol de sa maison. Dans son bureau, où il n’a pas remis les pieds depuis son licenciement, il allume l’ordinateur et tombe sur l’enregistrement vidéo d’une matinée d’entretiens. Il clique pour voir. Il ressent immédiatement un pincement à l’estomac et une angoisse qui se réveille, mais il laisse défiler les images. Sans arrière-pensées, sans jugement, il écoute sa voix et celle de chaque client. Deux heures plus tard, il est toujours assis devant son écran. Et un déclic survient. Parmi ces gens, jeunes et moins jeunes, certains ont besoin de quelqu’un qui saisisse leurs préoccupations, qui capte leurs besoins, quelqu’un qui comprenne au-delà des mots, quelqu’un qui partage leur monde.
12h20, Russell appelle deux de ses anciens collègues. Seront-ils d’accord de lancer une nouvelle société d’assurance pour la région, dont l’atout majeur sera d’offrir une communication non robotisée ?
Photo par Pixabay
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