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Une autre Alice par Sylvaine Perret-Gentil



Keira Walsh a disparu. Elle est coutumière du fait. Cette fois-ci, pourtant, elle reste introuvable. Son relevé bancaire indique qu’elle a effectué des achats au supermarché avant sa disparition. Le jour-même, elle a dépensé une somme de près de 200$ au distributeur à billet de la Pennsylvania Station 30th Street. Les caméras de surveillance la montrent sur le quai peu avant le départ du Carolinian, un Amtrak qui circule jusqu’à New Moynihan Train Hall, la gare ayant été déplacée en 2075 de Manhattan à Newark. Keira n’a pas été repérée à la sortie du train. Elle a dépensé de l’argent au Wendy’s près de la gare. Plus aucune trace d’elle depuis. Est-elle partie plus loin ? Est-elle restée à New-York ?

Il est impossible de localiser Keira. Elle est parvenue à déconnecter la « dentelle neuronale » qui la relie au système informatique domestique. Cela ne fait pas longtemps que les Walsh ont opté pour ce système la concernant. Eux-mêmes sont encore partisans de l’ancien système des montures de réalité augmentée. Ils l’ont fait sur conseil de la police et des psychologues, car il était quasi certain que leur fille fuguerait à nouveau.

Keira a seize ans. Depuis sa naissance, cette enfant est différente des autres. Elle ne s’adapte pas au monde. Elle est calme quand on la laisse à ses rêveries ou ses bricolages. Dans le cas contraire, elle devient agitée, voire agressive. Petite, on la retrouvait souvent sur le toit de l’immeuble, le nez en l’air, à regarder passer les nuages. Parfois, elle était assise sur la rive bétonnée du fleuve Delaware, absorbée par le courant d’eau. Keira a toujours été allergique à la technologie. Elle n’a jamais supporté les casques et montures de réalité augmentée. Elle prétendait qu’elle n’était pas dans son espace à elle avec ce monde numérique qui se superposait tout le temps devant ses yeux et dans ses oreilles. Avec la « dentelle neuronale », elle a piqué une violente colère. Elle ne voulait pas être fusionnée au système informatique et se transformer en cyborg ! Bref, Keira a toujours été un vrai casse-tête pour ses parents. Elle a un don, cependant, celui de créer d’extraordinaires petits bouquets de fleurs, en tissus ou en papiers colorés. Depuis le jour où elle a vu des photographies de jardins fleuris, elle n’a eu de cesse de vouloir recréer ces beautés colorées. C’est grâce à la vente de ses bricolages qu’elle a pu gagner assez d’argent pour réaliser son rêve.

Keira Walsh est née à Philadelphia en Pennsylvanie. C’est l’une des aires urbaines de la mégalopole du BosWash. Un corridor urbanisé de huit cents kilomètres entre Boston et Washington. Quelques décennies auparavant, New-York a été bien mises à mal avec la montée des océans. Une bonne part des habitants a dû plier bagages pour se réinstaller en zone sèche. Certains d’entre eux ont choisi l’intérieur des terres et sont allés jusqu’à Pittsburgh, Colombus, Cincinnati ou Indianapolis. Cependant, la grande majorité est restée sur la côte. La banlieue de Philadelphia a grossi de manière exponentielle. L’aire métropolitaine, qui comptait près de huit millions d’habitants avant cette migration forcée, a dû en absorber trois millions supplémentaires, soit un dixième de la population new-yorkaise en 2100. Les parcs publics ont été convertis en immeubles pour de nouveaux logements et la ville s’est étendue telle une pieuvre.

Le résultat, c’est qu’il n’y a pratiquement plus un arbre, plus un espace de verdure, plus rien qui rappelle la nature à des centaines de kilomètres à la ronde. Les enfants comme Keira ne verront probablement jamais la nature de leur vie. Le seul endroit où ils pourront laisser leur regard s’évader et voir quelques oiseaux, c’est au bord de l’océan Atlantique, qui est en train d’engloutir le béton de la côte est.

A chaque fugue, Keira Walsh est allée un peu plus loin, mais un peu plus loin n’était jamais assez loin. Elle restait enfermée dans cette ville tentaculaire qui n’en finissait pas. Au fur et à mesure, elle a compris qu’elle devrait utiliser un autre moyen de transport que le métro et les navettes. Partir, pas un peu, mais partir vraiment pour trouver son rêve.

Cette fois-ci, elle s’était préparée. Elle connaissait les risques. Ce qu’elle craignait le plus, c’était le passage de la frontière. Oui, une frontière ! Celle du Canada. Keira savait désormais où elle pouvait trouver son rêve. Elle y pensait chaque jour depuis sa dernière fugue. Elle savait que le système de surveillance du train enregistrait les données biométriques de chaque passager avec un billet pour le Canada. Lors du changement de train à New-York, elle s’est arrangée avec une femme qui faisait la manche. Elle lui a payé un repas au Wendy’s et, en échange, c’est cette femme qui a été photographiée et a donné ses empreintes au contrôle automatisé à la montée dans l’Adirondak, l’Amtrak qui relie New-York à Montréal. Keira était collée dans son dos, sous son manteau. La femme est redescendue du train, ni vu ni connu, car le système ne filme pas les sorties de face. Pendant le voyage, Keira a fait en sorte d’éviter les caméras.

Quelques douze heures trente plus tard, le train a fait son entrée à la St-Lambert Amtrak Station. Keira a rejoint le terminus Longueuil et pris une navette qui l’a conduite jusqu’à la Station Berri-UQAM4 de l’autre côté du fleuve St-Laurent. A partir de là, ne pouvant pas utiliser sa carte bancaire et l’argent cash n’ayant plus cours, elle a monnayé le reste de son trajet avec un jeune chauffeur de taxi, auquel elle a laissé une petite pièce d’or qu’elle avait reçue de sa grand-mère à sa naissance.

Lorsque le taxi s’est arrêté au 4101 Sherbrook E Street, Keira avait accompli sa fugue. Comme Alice entrant au pays des merveilles, elle pouvait enfin franchir le portail de ce monde rêvé, celui des plantes et des fleurs vivantes de l’un des plus importants jardins botaniques sur terre.


Photo by Fabrizio Verrecchia

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