La fracture numérique ! C’est un sujet bien complexe pour une brève chronique.
Les technologies de la communication et de l’information (TIC) structurent aujourd’hui la majeure partie des activités et relations sociales dans tous les domaines de nos vies. Cette néo-communication étant, à tort ou à raison, érigée en nouvelle valeur positive de nos sociétés, un mot sur la fracture numérique paraît, dès lors, incontournable. Cela vaut d’autant que l’épidémie, qui sévit dans le monde depuis une année, avec sa cohorte de mesures de confinement, couvre-feu, télétravail et enseignement à distance, renforce certainement le phénomène. Reclus dans leurs demeures, les humains sont poussés à faire un usage accru d’internet, mais les inégalités face aux technologies rendent la réclusion plus ou moins supportables, l’accès à l’instruction plutôt élitiste selon les régions du monde et les moyens de subsistance assez aléatoire, selon que l’activité se prête au télétravail ou non.
La fracture numérique évoque aussi bien les possibilités d’accès aux TIC que les compétences nécessaires pour utiliser ces outils. On peut l’attribuer à plusieurs facteurs, parmi lesquels l’aspect géoéconomique, les nations riches et développées étant parfaitement équipées, alors que les autres ont des difficultés à investir dans les infrastructures nécessaires ; l’aspect géopolitique si l’on pense aux restrictions d’accès à internet et à la censure dans certains pays totalitaires ; les aspects sociaux, car les classes d’âge, classes économiques et professionnelles ne sont pas égales face aux TIC ; ou encore les aspects personnels du désir, ou non, de chaque personne de s’adapter aux technologies.
La question du comblement des disparités entre nations dans la capacité à s’équiper d’infrastructures d’accès à internet fait l’objet d’une attention très soutenue. Au motif que les TIC seraient un moyen de gommer les inégalités sociales, les institutions financières internationales, comme l’OCDE et la Banque Mondiale, proposent, depuis vingt ans, des mesures pour rattraper le retard des pays en voie de développement. A première vue, cela paraît louable, mais, à y regarder de plus près, l’objectif n’est pas si altruiste. La façon dont elles sont mises en œuvre font que ces mesures servent surtout les intérêts des industries en leur ouvrant de nouveaux marchés. Qui se soucie, en effet, de développer en parallèle les capacités d’usage techniques de ces TIC chez ces nouveaux consommateurs ?
On peut chiffrer par millions le nombre de gens connectés à internet dans les pays dits émergents ou en voie de développement, qui n’ont pas d’autres capacités que d’avaler passivement ce qui défile sur leur écran de téléphone. Dans les statistiques, ils sont comptabilisés dans les pourcentages, qui croissent chaque année, des taux de pénétration et de connexion à internet dans ces pays. Pourtant, seront-ils un jour capables d’un usage d’internet pratique pour leur tâches quotidiennes ou de produire un contenu utile à leurs activités ? A ce stade, il saute aux yeux que quantité n’est pas qualité. L’on est encore très loin de pouvoir prétendre gommer quelle qu’inégalité sociale que ce soit grâce aux miraculeuses TIC.
C’est d’ailleurs aussi le cas dans les pays développés, où une partie de la population reste manifestement en rade. Selon une étude française, une personne sur six (17%) n’a pas accès à internet ou n’a pas la capacité d’utiliser internet. Un usager sur trois n’a pas les compétences numériques de base. Savoir faire fonctionner un ordinateur, créer une boîte mail et des identifiants, naviguer sur internet, ce n’est pas à la portée de chacun. Que devient ce 1/6 de la population face aux e-administration, e-banking, e-learning, achats de biens et services en ligne ? Les exclus du numérique, les largués du 3e millénaire ? La fracture numérique est souvent présentée comme la nouvelle inégalité des sociétés entrées dans l’ère de l’information. Il semble plutôt qu’elle soit, dans ce domaine, la manifestation des inégalités sociales et économiques qui existent déjà et que, loin de les gommer, elle les renforce plutôt, comme l’effet d’une double peine.
A l’instar de l’illettrisme, on parle aujourd’hui d’illectronisme, non moins pénalisant pour un citoyen qui doit se débrouiller avec des services de plus en plus dématérialisés. Évidemment, le risque de créer des inégalités d’accès aux services publics et des obstacles grandissants pour faire valoir ses droits est déjà constaté aujourd’hui. On évoque, en matière de e-administration, des clauses de protection des usagers vulnérables, ainsi que l’obligation de maintenir une alternative papier ou humaine pour ceux-ci, mais jusqu’à quand ?
On peut supposer que l’illectronisme soit, du moins pour une part, un problème de la transition numérique et que le fossé peut se combler avec les générations nées à l’ère de l’information. Croire, cependant, que les disparités dans l’usage des TIC ne seraient dues qu’à des questions de générations ou de classes socio-économiques défavorisées, est une vision tronquée et trompeuse de la réalité. Dans le discours officiel, on tient peu, ou jamais, compte des études qui mettent en lumière qu’une catégorie de personnes, qui ont de bonnes compétences numériques, se désintéressent d’internet ou sont réticents, voire réfractaires. L’ajustement de l’humain à la technologie ne va pas de soi, pour de multiples raisons. Il est difficile de quantifier la proportion de la population qui ne s’ajuste pas ou seulement pour ce qui est indispensable à son quotidien.
Être connecté à internet et savoir comment ça marche ne signifie pas que l’on devient un usager régulier. Or, la majeure partie des statistiques ne parlent que de taux de couverture géographique et de nombre de foyers connectés, sans s’intéresser à ce que les différentes catégories de personnes font réellement de leur accès à internet. C’est une lacune, qui pourrait révéler des surprises à long terme. On considère les développements de la société de l’information comme inéluctables et, comme inéluctable aussi, que l’humanité y adhère sans réserves. Pourtant, la remise en question du tout-numérique, les réactions face à l’érosion des règles de confidentialité et la censure des réseaux sociaux, les critiques de la 5G ou encore la crainte du contrôle social ne permettent pas de considérer cette adhésion pour acquise.
photo by Andrea Piacquadio
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